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L’EGYPTE QUE J’AI CONNUE

 

 

 

28/02/2009

 

 

 

 

SOMMAIRE DU LIVRE

GLOSSAIRE

INTRODUCTION

SOUS TON CIEL BLEU

 

HISTORIQUE

L’EGYPTE QUE J’AI CONNUE

L’EGYPTE D’AVANT L’AFFAIRE DE SUEZ

LE FOLKLORE EGYPTO-EUROPEEN – LES QUARTIERS MIXTES

NOS DERNIERS JOURS EN EGYPTE : NOVEMBRE 1956

 

TRANCHES DE VIE

LES ESTIVAGES

LES CAFES

Les tramways

Le marchandage

LES  PETITS  DÉJEUNERS

HISTOIRES DE DROGUES

UN  ENTERREMENT  EUROPÉEN

LA  PESÉE

LE  MAUVAIS  ŒIL

LA  MONNAIE

BOKRA,  INCHA’ALLAH  ET  MAALECHE

ESSTEFTAHH

PLACE  ATABA  EL – KHADRA

LA  GUERRE  DES  BISCUITS   SECS

L’HOSPITALITÉ  PROVERBIALE  DES ÉGYPTIENS

US  &  COUTUMES  DANS  LE  COMMERCE

La maréchaussée

Un enterrement bourgeois egyptien

UN  MARIAGE  POPULAIRE  ÉGYPTIEN

LE  BAKCHICHE

LE  ZÂR EXORCISME

LES  TRIBUNAUX  MIXTES

GENTILLESSE  ET  GÉNÉROSITÉ

LA PASSION - EL GHEYYA

LES  RAMASSEURS  DES  ORDURES - EL  ZABBALINE

          

MÉTIERS  INSOLITES ET  AUTRES  MÉTIERS

LE MONTREUR DE SINGE

L’ALLUMEUR  DE  RÉVERBÈRES

LE RENIFLEUR DE GAZ

LE RETAMEUR AMBULANT

 

 

Le 21/01/2006          

 

 

INTRODUCTION

 

C’est un sentiment de reconnaissance qui m’a fait écrire ce recueil. J’ai eu la chance de naître et de vivre durant trente sept années dans un pays exceptionnel. Exceptionnel par son histoire, par sa culture, par ses habitants. D’autres plus qualifiés que moi ont parlé de la fabuleuse Égypte pharaonique. Mon ambition est de faire mieux connaître  « l’Égypte de tous les jours », vécue « de l’intérieur », en contact direct avec ses habitants et, de plus, de faire découvrir des aspects insolites de la vie égyptienne en grande partie disparus, à l'époque où les communautés européennes et étrangères, les khawagates*, tenaient le haut du pavé. Pour paraphraser un titre célèbre, je ne suis pas « Un homme (qui) se penche sur son passé » mais, tous les jours que Dieu fait, je pense à mon passé et je remercie le Seigneur de m’avoir permis de vivre dans ce pays-ci, dans cet environnement-là et dans le milieu familial qui fut le mien. Certains diront que vivre dans le passé est un comportement négatif. Mais, pour moi, lorsque le passé est plein de charme et de souvenirs merveilleux il peut devenir, en le recréant de temps en temps, une source de « bonheur intense » que je souhaite partager avec autrui.

Si la lecture de ce recueil pouvait inciter le lecteur à aller visiter l’Égypte et retrouver certains détails que j’évoque et à les apprécier, à contacter les Égyptiens dont la plupart sont chaleureux, gentils, hospitaliers, alors j’aurais l’impression d’avoir « rendu » un peu de ce que l’Égypte m’a octroyé. De tous ceux de ma connaissance qui ont visité ce beau pays, pas un seul n’en a été déçu.

 

 

 

SOUS TON CIEL BLEU*

À  L ÉGYPTE  ÉTERNELLE.......

   À  ALEXANDRIE  LA  BELLE

 

Sous ton ciel bleu

J’ai vu le jour.

Sous ton ciel bleu

J’ai été comblé d’amour.

D’abord, celui de ma famille

Puis, celui de mes amis

Enfin, celui de mon épouse chérie.

Sous ton ciel bleu

Les fils du Nil

M’ont abondamment octroyé :

Considération, Confiance, Amitié.

Sous ton ciel bleu

Je me suis toujours efforcé

De mériter ce qu’ils m’ont donné.

Loin de ton ciel bleu

Je clame sans cesse

Ta générosité et ta gentillesse

Et, si le célèbre adage ne ment pas

Qui dit : « Qui a bu l’eau du Nil en boira »

Alors, je reviendrais me désaltérer

Aux sources de l’hospitalité,

Sous ton ciel bleu.

 

* Hommage à la ville et au pays qui m’ont vu naître.

 

 

HISTORIQUE

L’EGYPTE QUE J’AI CONNUE

 

 

L’Égypte que j’ai connue n’existe plus…Elle a disparu en octobre 1956 et ne revivra plus telle qu’elle a été car on ne peut pas refaire l’Histoire. À cette époque, deux Égypte vivaient ensemble et s’imbriquaient l’une dans l’autre sans se mélanger intimement : l’Égypte des Égyptiens, arabes musulmans ou coptes* chrétiens et l’Égypte des khawagates*. Ces derniers étaient des étrangers, la plupart Européens et non musulmans, immigrés ou nés dans le pays; la plupart ayant gardé leur nationalité d’origine depuis plusieurs générations. Ils avaient une influence économique et culturelle considérable. Leur nombre dépassait le million.

Égyptiens et khawagates vivaient ensemble depuis des siècles. Ils fraternisaient tout en gardant leur spécificité. Les mariages mixtes étaient rarissimes. De plus, les khawagates formaient des communautés distinctes les unes des autres par leurs origines nationales ou leurs confessions. Bien que chacune d’elles, à l’occasion d’une fête religieuse ou nationale, se refermât sur elle-même pour un jour ou une soirée, elle se mêlait, le reste du temps, aux autres communautés étrangères vivant dans le pays et toutes celles-ci, aux Égyptiens. C’est cette Égypte multiraciale, multinationale et multiconfessionnelle qui a disparu. Par suite de la nationalisation du Canal de Suez par le colonel Nasser, les forces aéronavales franco-anglaises attaquèrent l’Égypte le 5 novembre 1956 ; c’est ce qu’on appelle, depuis,  ″L’Affaire de Suez″.

J’y suis né moi-même ainsi que mon père et mon grand-père mais, étant de nationalité française, j’en fus expulsé le 23 novembre 1956 comme « sujet ennemi » du fait que la France avait attaqué ce pays militairement. En quelques semaines, tous les Français et les Anglais qui y vivaient depuis plusieurs générations en furent expulsés et leurs biens, séquestrés. Cet épisode malheureux dans les relations franco-égyptiennes ne peut me faire oublier tout ce que je dois à l’Égypte et au peuple égyptien, le plus hospitalier, le plus généreux et le plus gentil que j’aie connu. Une partie du riche folklore égyptien a déjà cessé d’exister. Il serait dommage, pour la civilisation universelle dont il fait partie, de n’en garder même pas la mémoire ! Une autre partie meurt tous les jours car, comme pour tous les pays en voie de développement, le modernisme détruit certains usages et comportements et, dans un proche avenir, tout l’univers boira du coca-cola et toutes les marchandises seront transportées par voie motorisée ou aérienne (voir Le charretier en chef).

Si le progrès est nécessaire au bien-être de l’humanité, il faudrait au moins préserver le souvenir de ce qui faisait la spécificité, le mode de vie, les us et coutumes des peuples, car on ne vit pas seulement de pain… Un dicton philosophique arabe ne dit-il pas : mine fate adimou, tah ?  C’est-à-dire : "Qui abandonne son passé, s’égare". Par gratitude envers l’Égypte et le peuple égyptien qui m’ont tant donné, je veux essayer de préserver le souvenir de leur folklore si riche et si humain. Depuis le départ des communautés étrangères, une autre Égypte est née. Elle appartient maintenant aux seuls Égyptiens. Ce n’est que justice.

 

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Le 28/02/2006          

L’ÉGYPTE  D’AVANT  L’AFFAIRE  DE  SUEZ

 

 

Ce qui distinguait l’Égypte de cette époque des autres pays, c’était la composition de sa population et la mainmise des communautés étrangères sur son économie.

Dans tous les pays, la population comprend d’une part les autochtones qui forment une majorité possédant la plus grande partie des terres, du commerce et de l’industrie, et d’autre part une minorité d’étrangers composée en grande partie de travailleurs immigrés ayant un permis de séjour pour une durée déterminée, plus ou moins renouvelable. Cette minorité cherche à s’intégrer là où elle a trouvé refuge et son ultime aspiration est de s’en voir octroyer la nationalité par naturalisation.

C’était tout le contraire en Égypte. Une minorité d’étrangers possédait ou dirigeait la majorité des grands commerces, l’industrie ainsi qu’une partie non négligeable des terres. Tout en ayant le sentiment qu’elle se trouvait là, dans ce pays, « chez elle », elle n’a jamais cherché à en acquérir la nationalité. C’est que, paradoxalement, le statut d’étranger lui conférait des avantages et des privilèges exorbitants sur les Égyptiens eux-mêmes comme, par exemple, les Tribunaux Mixtes où un résident étranger pouvait traîner un Égyptien, en cas de litige, pour le voir jugé par un magistrat européen, sur la base de lois étrangères à l’Égypte. (Lire, plus loin, l’article intitulé « Les Tribunaux Mixtes »). Dans les grandes villes comme Le Caire, Alexandrie, Port-Saïd, la proportion d’étrangers était importante et certains quartiers peuplés presque exclusivement par eux. Il y avait des cinémas, des restaurants, des brasseries, des cafés, des boîtes de nuit, des casinos où on ne voyait pas un seul Égyptien à l’exception  des serveurs. Les garçons, les maîtres d’hôtel, les barmen, les orchestres et les artistes étaient également européens et l’accès de certains clubs ou établissements était même interdit aux Égyptiens. Les banques, les compagnies d’assurance, les grands magasins, les sociétés d’une certaine importance, d’innombrables commerces et industries étaient français, grecs, italiens, anglais…J’ai travaillé moi-même pendant plusieurs années dans une société de distribution de produits pharmaceutiques qui avait dix-sept succursales dont les actionnaires, les dirigeants, les agents commerciaux et tous les employés étaient européens sauf les garçons de courses, les livreurs et ceux chargés du nettoyage des locaux. À l’exception de la Banque Misr, tous les autres établissements bancaires appartenaient à des étrangers ou bien étaient des succursales des banques internationales : Crédit Lyonnais, Comptoir National d’Escompte de Paris, Banque Belge & Internationale en Égypte, Barclays Bank, Dresdner Bank, First National City Bank of New York, Banca Italiana per l’Egitto, Banque d’Athènes et des dizaines d’autres qui ont contribué à cette mainmise étrangère sur l’économie du pays. Les représentants de fabriques de tous pays, les importateurs de marchandises de toutes sortes, les maisons exportatrices de coton étaient, à des rares exceptions près, étrangers. L’étaient également les employés de bureau, les vendeurs et vendeuses de ces établissements et la langue couramment pratiquée était le français même s’ils appartenaient à des grecs, des italiens ou des anglais.

Cette langue était prépondérante après l’arabe et, dans les quartiers européens, on se serait cru à Marseille, Lyon ou Paris. Les agents de change et leurs collaborateurs dans les Bourses de Valeurs l’étaient aussi et les cotations ainsi que les ordres d’achats et de ventes étaient lancés en français. Le nom des rues sur les plaques, les enseignes des magasins, les affiches étaient doublés en français ou en anglais alors que de nombreuses autres ne comportaient même pas la traduction en arabe. D’innombrables journaux paraissaient dans toutes les langues y compris l’arménien, le russe, le grec…En français, il y avait entre autres, La Bourse Égyptienne, Le Progrès Égyptien, Le Journal d’Égypte, Le Magazine Égyptien, Variétés, Vu et même des revues humoristiques ou satiriques comme la Lanterne et ils n’avaient d’égyptien que leur titre.

Des centaines de cercles, clubs, théâtres, cinémas, sociétés culturelles étaient spécifiques à telle ou telle communauté où l’admission d’Égyptiens était interdite.  Le jour férié hebdomadaire officiel était le dimanche et non pas le vendredi qui est le jour de repos religieux des musulmans qui formaient plus de 95% de la population. On chômait aussi pendant les fêtes religieuses chrétiennes et juives : Noël, Jour de l’An, Yom Kippour, Pâques, etc…Dans les quartiers d’affaires  et même les souks*, les magasins et bureaux fermaient pendant celles-ci même s’ils appartenaient à des musulmans tant le rythme de la vie commerciale et sociale était conditionné par l’influence des communautés étrangères.

Dans les grandes villes, la plupart des commerçants des artères principales étaient Européens ainsi que les produits vendus dans les magasins.

Le chef de la Police, Russel Pacha* était anglais ainsi que les constables à moto et à cheval dont la présence dans les rues inspirait la crainte aux petits vendeurs ambulants qui pullulaient. Le Commandant et les gradés des Pompiers de la Fire Brigade l’étaient aussi. Le conservateur des Antiquités Égyptiennes et du Musée Pharaonique du Caire était un abbé français, le Docteur Drioton.

Un Italien avait la haute main sur tout ce qui concernait l’entretien, la décoration et l’ameublement des palais royaux et, naturellement, il faisait appel pour les travaux à ses compatriotes entrepreneurs, artisans et ouvriers. Partout, même dans les ministères, (cela jusqu’à l’indépendance du pays) les postes clés étaient détenus par des étrangers qui devenaient ainsi des fonctionnaires ″égyptiens″ tout en gardant leur propre nationalité d’origine. Mais tous ces étrangers étaient tellement intégrés au pays que vous les auriez fort étonnés en les traitant « d’étrangers ».

Lorsque je reçus l’ordre d’expulsion comme sujet ennemi après que la France eut attaqué l’Égypte militairement et que mes biens furent séquestrés, tous les Égyptiens  que je connaissais de longue date furent stupéfaits d’apprendre que j’étais de nationalité française. Nous faisions tellement partie de la société égyptienne qu’ils me prenaient pour un des leurs tout en sachant bien que je n’étais pas musulman. Je me considérais moi-même et me considère encore maintenant après toutes ces années, plus égyptien que français bien que n’ayant jamais interrompu là-bas mes relations avec mon consulat où tous les évènements de la vie civile comme mariage, naissance, décès,  etc…étaient déclarés et consignés dans les registres consulaires. Ceux de mes frères en âge de le faire, à l’époque, ont d’ailleurs été mobilisés dans l’armée française pendant la dernière guerre. Toutefois, je ne peux pas oublier que je suis né dans ce pays, que j’y ai vécu une grande partie de mon existence, que j’y ai fondé une famille et que je ressens profondément qu’il est ma patrie sans renier en quoi que ce soit mes origines ainsi que les liens qui m’attachent à la France.

On pourrait se demander, cependant, comment se fait-il que, y vivant de père en fils depuis plus d’un siècle, aucun de mes ascendants et moi-même n’ayons opté pour la nationalité égyptienne. La raison est que, jusqu’à l’indépendance de l’Égypte, les étrangers étaient attachés aux privilèges qu’ils avaient acquis et il est illogique pour quelqu’un qui trouve, à sa naissance, des avantages qu’il les abandonne en renonçant à  sa nationalité d’origine, et cela, sans même qu’on le lui demande.

Après l’indépendance, il y eut chez certains civils et fonctionnaires égyptiens un désir de vengeance contre les étrangers, réaction bien compréhensible après les abus de certains d’entre ces derniers. Ils firent subir donc aux étrangers toutes les tracasseries possibles, chacun dans sa zone d’influence. Ceci a provoqué chez les Européens d’Égypte un sentiment d’insécurité qui ne les a pas incités, non plus, à se défaire de leur nationalité et ce pour le cas où ils seraient obligés de quitter le pays, ce qui, par la suite, a effectivement eu lieu.

Mais d’où venaient donc ces étrangers si influents sur la vie économique, culturelle et sociale de l’Égypte ? Il appartient à plus qualifié que moi de répondre à cette question d’une façon précise ou historique. Cependant, il y a des faits notoires concernant certaines communautés à différentes périodes qui pourraient donner des indications utiles. Ainsi, les Arméniens y immigrèrent fuyant l’extermination par les Turcs en 1895/96 et surtout en 1915/16. D’autres, tels les Grecs, en raison de la pauvreté de leur terre natale, s’y installèrent comme cafetiers, pâtissiers, boulangers, épiciers, restaurateurs, industriels,… D’autres encore, avant eux, comme les Français, encouragés et adulés par le vice-roi d’Égypte, Mohamed Ali, y trouvèrent des faveurs et des hauts salaires et contribuèrent pour beaucoup à la modernisation de ce pays. Ils le firent entrer dans une ère de progrès et de civilisation, et leur empreinte y est marquée profondément, notamment par la culture française largement répandue. Enfin, les Anglais l’occupèrent pendant près de trois quart de siècle en tant que protectorat britannique. À ceux-ci vinrent s’ajouter les Italiens, Portugais, Maltais, Espagnols, Hollandais, Suisses, Belges, Allemands, Polonais, Russes, Tchèques et d’autres encore lors du percement du Canal de Suez. Nombre d’entre eux s’y fixèrent, y firent souche et leurs descendants devinrent les Européens d’Égypte, les khawagates. Chaque communauté a certainement enrichi le pays d’apports dans un domaine ou un autre. C’est grâce à celles-ci que l’Égypte devint un pays moderne et qu’il put prendre un essor considérable.

Chacune de ces communautés apporta avec elle, encore, ses us et coutumes, sa manière de vivre, ses traditions, sa cuisine, sa langue. L’autochtone en adoptait certains éléments et les étrangers, en s’adaptant à la vie égyptienne, s’imprégnaient de certains autres. Chaque communauté comprenait des chrétiens, des juifs et même des musulmans comme les Bulgares, les Yougoslaves, les Albanais, les Turcs, et chaque religion comprenait ses sectes et ses réformés.

Chez les chrétiens, il y eut les catholiques, les protestants, les orthodoxes, les coptes, les anglicans, les baptistes, les saints des derniers jours, les témoins de Jéhovah, les mormons,... Chez les musulmans, les sunnites, les chiites, les soufies et, chez les juifs, les séfarades, les ashkénazes et les caraïtes*. Les villes comptaient des centaines de mosquées, églises, temples, synagogues, oratoires, De nombreux européens et même des Anglais adoptèrent le port du tarbouche* et certains Égyptiens abandonnèrent leur galabeya* et s’habillèrent à l’occidentale. Tous ces gens avaient ensemble des rapports de voisinage, d’affaires et des relations de toutes sortes. Alors que je trouvais cela normal du temps où je vivais là-bas, je me suis souvent demandé, depuis, comment ces multitudes si différentes de race, de couleur, de religion, de langue, de culture, avaient pu vivre ensemble pendant des décennies non seulement amicalement mais, souvent, affectueusement. J’en attribue le mérite surtout au caractère pacifique et à la générosité du peuple égyptien. Le fait est que ces étrangers et, par la suite, leurs descendants avaient  dans la majorité des cas un niveau d’instruction plus élevé que celui des Égyptiens, surtout dans les classes laborieuses car chez les riches bourgeois égyptiens, les enfants faisaient leurs études dans les écoles, collèges et lycées européens et souvent même à l’étranger et ils étaient aussi cultivés que ces derniers et parlaient plusieurs langues.

Ainsi, les étrangers purent au fil du temps accaparer par la force des choses les métiers, les postes techniques, les professions libérales et les situations clés qui se créaient au fur et à mesure du développement du pays.

Même après que l’instruction se fut étendue petit à petit au sein de la population égyptienne, les Européens avaient toujours une longueur d’avance et, pourquoi ne pas dire la vérité, ils étaient plus dynamiques que leurs hôtes qui ne réagissaient pas beaucoup à cet accaparement de l'économie du pays.

Cette situation était favorisée par le fait de l’occupation britannique. C’est à son ombre que les Européens d’Égypte virent l’apogée de leur suprématie et ce jusqu’au début de la dernière guerre.

C’est à partir de là que date son déclin. Après que les Français et les Anglais eurent été expulsés en 1956, les autres étrangers d’Égypte craignirent pour leur sécurité et quittèrent volontairement et définitivement ce pays en quelques années. Il n’en reste plus qu’un nombre infime, la plupart très âgés, qui préfèrent finir leurs jours sous les beaux cieux qui les ont vus naître.

 

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Le 25/03/2006          

 

LE FOLKLORE ÉGYPTO – EUROPEEN

LES QUARTIERS MIXTES

 

 

 

Raconter « la vie égyptienne » sans mentionner le folklore égypto-européen serait l’amputer de sa partie la plus savoureuse qui a définitivement disparu par suite du départ des étrangers. Pour imager les choses, on pourrait dire que, du temps où les Européens vivaient là-bas, ils faisaient partie d’une certaine troupe, qui jouait une certaine pièce dans un certain théâtre…La troupe est maintenant dispersée aux quatre coins du globe, la pièce est devenue anachronique et seul le théâtre existe toujours mais plus l’environnement.

Il est indispensable de sauver cette « pièce de théâtre », cette richesse humaine, de l’oubli qui la menace. Pour illustrer les relations entre les étrangers et les Égyptiens, on pourrait s’attacher aux pas d’une famille européenne dans son parcours égyptien, comme on le verra plus loin dans les récits qui suivent.

Lorsque nous avons dû quitter l’Égypte, bien malgré nous, la mienne y résidait depuis plus d’un siècle sans avoir jamais abandonné sa nationalité française. De plus, nous étions, avec notre père et notre mère, une petite tribu de douze personnes dont chacune, par l’âge, le sexe, la situation et le caractère, avait des rapports différents avec l’habitant. Je crois que nous avons représenté  ainsi, par le nombre et l’ancienneté, un microcosme de société étrangère ayant évolué dans un milieu égyptien. (Voir A l’ombre du Sphinx – la vie familiale.). Celui qui n’a pas vécu en Afrique du Nord, au Liban, en Syrie, du temps où la France occupait ces pays, ne peut imaginer le mélange de populations en même temps que les frontières tacites, invisibles, érigées entre elles. De même en Égypte, principalement dans les villes. Jusqu’en 1935/1940, il y avait :

-      des quartiers totalement indigènes habités uniquement par des autochtones musulmans et des coptes chrétiens.

-      des quartiers essentiellement européens comprenant aussi des Egyptiens de la grande bourgeoisie parlant couramment le français, l’anglais et, plus rarement, l’allemand.

-      des quartiers mixtes où vivaient ensemble Egyptiens et Européens de toutes nationalités.

La vie la plus intéressante se passait dans les quartiers mixtes où nous avons vécu tout au long de notre parcours. Même dans ces quartiers, les immeubles habités par des étrangers n’avaient pas de locataires égyptiens et vice versa, à de rares exceptions près. Mais le bon voisinage, les contacts et la chaleur humaine s’établissaient rapidement entre les uns et les autres.

Ainsi, je me souviens que, du temps de ma prime enfance, nous recevions très souvent des visites de dames égyptiennes habitant les immeubles alentours, venues demander à ma mère des conseils pour soigner un enfant malade. Les maux de gorge, de tête, de ventre, d’yeux, d’oreilles étaient légions. La Sécurité Sociale n’existait pas et on ne faisait pas appel au médecin au moindre bobo comme on le fait de nos jours ici, en France.

Ayant élevé dix gosses, notre mère avait une grande expérience et de multiples recettes. Dès que nous emménagions quelque part, sa réputation était vite connue dans le quartier et on venait la consulter. Elle était toujours disponible et charitable pour les gens de quelque origine qu’ils soient et elle avait une inépuisable affection et commisération pour tous les enfants.

Contrairement aux quartiers européens où la majorité des commerçants l’étaient également, ceux des quartiers mixtes étaient égyptiens, à l’exception des cafés,  débits de boissons et certaines épiceries qui appartenaient, généralement, à des Grecs. Ceux-ci faisaient partie du paysage et, dans toutes les villes, dans tous les grands et petits villages, même les plus isolés, il y avait toujours une ou plusieurs épiceries/débits de boissons alcoolisées appartenant à des Grecs qui, à l’occasion, faisaient aussi des prêts d’argent.

 

Le 25/04/2006          

 

NOS  DERNIERS  JOURS  EN  ÉGYPTE - NOVEMBRE  1956

 

Du balcon de notre appartement à la rue Kasr-el-Aïni, dans l’obscurité totale du black-out, nous voyons le feu que la D.C.A. tire sur les avions ennemis. Des coups sourds nous parviennent du côté d’Héliopolis, situé à une vingtaine de kilomètres du Caire où les avions (français ? anglais ? israéliens ?) sont en train de bombarder l’aérodrome militaire d’Almaza. Nous sommes cloîtrés dans l’appartement depuis quelques jours. Nous avons réussi à faire dormir les enfants avec le concours d’Amina, la bonne*. Ils ne se doutent pas de la gravité de la situation sauf mon aînée qui a douze ans. Nous leurs cachons notre angoisse ou peut-être celle-ci ne se manifeste-t-elle même plus car nous vivons presque dans un état second : Tout s’est précipité si rapidement ! Il y a quelques jours à peine que je suis rentré de mon dernier voyage à Alexandrie et il me semble que des mois se soient écoulés. Je m’y rendais toutes les semaines pour y procéder à mes achats auprès des importateurs et je rentrais habituellement le soir même ou le lendemain selon le nombre de mes visites à ces derniers. Le matin de cette journée là, comme tous les jeudis, j’avais pris le train à destination d’Alexandrie et, comme toujours, je suis passé en premier chez mon fournisseur et ami Ezzat pour lui acheter quelques centaines de rames de papier kraft. Devant ma surprise pour le prix élevé qu’il me demandait, il me tendit sans mot dire le Journal d’Alexandrie, l’un des nombreux quotidiens de langue française imprimés en Égypte, où s’étalaient en gros titres :  « La  Guerre A  Nos Portes. Attaque Israélienne. La France Et L’Angleterre  Menacent D’Envahir L’Égypte ». Ce n’était peut-être pas exactement les mêmes mots mais ils en avaient le sens précis. L’Égypte dépendait de l’importation de nombreux articles, dont le papier et, à la moindre rumeur de conflit, même lointain, les prix flambaient. Je compris la raison du prix élevé demandé par mon ami mais, après avoir lu l’article, je lui expliquais aussitôt que non seulement je n’étais plus acheteur de quoi que ce soit mais que je voudrais moi-même plutôt liquider mes stocks.

Bien qu’Égyptien, Ezzat commerçait presque exclusivement avec une clientèle européenne et il parlait couramment le français, le grec, l’italien et l’anglais. Devant ma réaction, il me regarda longuement et me demanda : Est-ce que vous êtes de nationalité française ? Je lui répondis par l’affirmative et il ajouta : Je comprends ! Il me conseilla cependant de ne rien prendre au tragique, que la situation allait sûrement s’arranger et que, de toutes façons, je n’avais personnellement rien à craindre puisque j’étais né dans le pays.

Je le quittai aussitôt et me précipitai à la gare pour rentrer au Caire. Une foule était massée aux guichets et je trouvai difficilement un billet mais seulement pour le dernier train qui n’arrivait à destination qu’à vingt heures. Il n’était que dix heures et je ne savais comment tuer le temps jusqu’au départ. J’étais angoissé à l’idée que le pays étant à la veille d’une guerre, on pouvait réquisitionner les trains, ce qui laisserait ma femme et mes enfants séparés de moi pour un temps indéterminé où tout pouvait arriver. Habituellement, mes visites aux fournisseurs étaient si prenantes et nos relations, si agréables, que je trouvais le temps toujours trop court ; mais ce jour-là, ne pouvant rien faire, il ne s’écoulait pas ! Je m’efforçais d’entreprendre quelques visites amicales dans le quartier des grossistes où je connaissais tout le monde et partout il n’était question que de la guerre qui pointait à l’horizon. Certains achetaient dans l’expectative d’une hausse rapide et d’autres vendaient à des prix inespérés la veille. Mon angoisse était telle que je n’essayais même pas de saisir cette occasion pour écouler mes stocks. La journée s’étirait en longueur et, finalement, je me rendis à la gare deux heures à l’avance.

Dans le compartiment où je pris place se trouvaient de nombreux officiers de l’armée égyptienne rappelés au Caire. Des conversations passionnées s’engageaient entre eux et les autres voyageurs civils. J’étais le seul khawaga. On m’ignorait. Aucune hostilité mais c’était comme si cela ne me regardait pas, contrairement à ce qui se passait d’habitude où l’on faisait connaissance dès les premiers kilomètres.

Mais… ce n’est pas possible ! Ils parlaient à voix basse ! Chose incroyable en Égypte ! Pas de plaisanteries, pas de rires, rien de ce qui fait la vie même des Égyptiens ! J’entends souvent les mots arabes de  Frannssa,  Enngleterra,  Issraïl. Diable ! Je suis Français et Juif… S’ils l’avaient su ils m’auraient fait, peut-être, un mauvais parti. Pourtant, sur le moment, je n’étais pas inquiet.

Pourquoi l’aurais-je été ? Je suis né dans ce pays, comme d’ailleurs mon père et mon grand-père. Je connais bien les Égyptiens*. Je parle couramment leur langue. Je vivais avec eux : des voisins, des amis, des clients…Nous avions les meilleures relations et ils me considéraient comme l’un des leurs. Ils sont, la plupart, gentils, accueillants, hospitaliers. Ils ont même de la considération pour ceux des Khawagates qui ne se comportent pas comme en pays conquis.

Et pourtant, un rien pourrait les transformer. Il suffirait pour cela d’un article tendancieux dans un journal, un peu de propagande à la radio pour que certains d’entre eux deviennent haineux. C’est humain car ils ont été trop souvent occupés par l’étranger et ont trop souvent subi des avanies multiples. Ils sont maintenant indépendants et leur nationalisme est à fleur de peau.

Enfin, le train arrive en gare du Caire. Je descends du compartiment et…je ne vois rien à un mètre de moi ! Au cours de mon trajet d’Alexandrie au Caire le black-out a été décrété et immédiatement appliqué.

J’ai cependant la chance de dénicher un taxi et j’arrive rapidement chez moi. Les grilles de l’immeuble sont fermées mais, dès ma descente du taxi, elles s’entrouvrent et Abdou, le portier*, demande : Est-ce vous Monsieur Albert ? Et il ajoute : Dieu soit loué ! J’étais préoccupé à votre sujet : n’ayez aucune crainte, madame et les enfants sont en sécurité là-haut. Brave et dévoué Abdou ! Cela se passait donc il y a quelques jours à peine.

Depuis lors, nous sommes assignés à résidence c’est-à-dire que nous ne devons pas quitter notre domicile, sauf aux heures spécifiées pour faire nos courses et accomplir les formalités qu’on nous indique. Mes employés me rendent visite tous les jours. Ils sont tous Egyptiens. Ils me réconfortent et m’assurent que tout rentrera dans l’ordre incessamment.

Entre-temps, des parachutistes français et anglais ont sauté sur Port-Saïd et Port-Fouad. Le Caire est coupé de ces deux villes. On annonce à la radio que le Gouvernement égyptien met sous séquestre les biens des ressortissants français et anglais.

En effet, le lendemain, mon personnel m’informe que les scellés ont été apposés sur mes bureaux, entrepôts et magasin de vente. Il n’en mène pas large et tous sont inquiets pour moi car toutes sortes de rumeurs circulent à propos des mesures qui vont être prises à l’encontre des Français et des Anglais. On parle même de camps de concentration et je tremble à l’idée qu’on y enferme les hommes et qu’on laisse les femmes et les enfants à la merci de toute racaille qui émerge dans les périodes troubles. Bientôt, chaque jour apporte une nouvelle réglementation :

 

-      Inscription au commissariat de police du quartier.

-      Attribution d’une carte spéciale de la préfecture.

-      Interdiction de vendre nos biens meubles et immeubles.

-      Blocage de tout compte en banque.

-      Interdiction est faite aux Égyptiens de régler aux Français et aux Anglais toute dette civile ou commerciale. Etc, etc.

 

         Un matin, à six heures, deux policiers en civil se présentent chez moi et me remettent une convocation à la Section des Étrangers pour le même jour, à 8 heures, et me font signer un reçu. Ils s’installent. Je leur offre le café, comme c’est la coutume. Ils ne s’en vont pas. Ils se regardent et n’osent pas me demander ce que je pressens : un bakchiche *. Je connais le processus : si je leur donne quoi que se soit, ils ne me lâcheront plus et reviendront à la charge à tout bout de champ. Je fais semblant de ne pas comprendre et leur dit fermement que si je dois me rendre à huit heures à la convocation qu’ils viennent de me remettre, il me reste à peine le temps nécessaire pour me raser, m’habiller et faire le trajet. Ils filent. En descendant de l’appartement, je rencontre Abdou le portier* qui m’apprend qu’ils s’étaient déjà présentés à deux heures du matin pour me remettre cette convocation mais qu’il avait refusé d’ouvrir les grilles de l’immeuble, prétendant que, depuis le déclenchement des hostilités, son frère emportait les clefs de l’immeuble en partant chez lui. Ils ne furent pas dupes et menacèrent de le jeter en prison s’il n’ouvrait pas. Il leur affirma qu’il disait la vérité et ajouta qu’ils n’avaient qu’à enfoncer les grilles,  à leurs risques et périls. Alors, ils se retirèrent car c’était une initiative qu’ils avaient prise de leur propre chef dans le but de terroriser leurs victimes et leur soutirer des fonds.

Il y eut, hélas, de nombreux abus de cette sorte, surtout envers les étrangers qui ne savaient pas bien parler l’égyptien ainsi que les gens âgés, sans défense.

À la Section des Étrangers, je rencontrai l’un de mes frères, convoqué lui aussi. Nous fûmes reçus par un officier de l’armée qui nous demanda de lui remettre nos cartes de résidence. Ces cartes avaient été établies une ou deux années auparavant. Elles avaient une validité de 10 ans pour les étrangers nés dans le pays, comme nous. Il nous les  confisqua et nous remit aussitôt, contre reçu, un ordre d’expulsion. Nous devions quitter le Territoire Égyptien dans les huit jours au plus tard. Sur le moment, nous eûmes l’impression que le ciel nous dégringolait sur le crâne !

Jamais l’idée d’une expulsion ne nous serait venue à l’esprit. Les aéroports civils et les ports maritimes étaient fermés. Il n’y avait ni départs ni arrivées. Par ailleurs, il y avait une foule de formalités à accomplir pour ma femme et mes enfants auprès du Consulat de Suisse qui, par suite de la rupture des relations diplomatiques entre l’Égypte et la France, s’était chargé des intérêts français pour la durée des hostilités. Nous expliquâmes tout cela à l’officier en lui disant qu’il nous serait impossible de déguerpir en un si court laps de temps. Il nous dévisagea en souriant et il dit que cela ne regardait que nous mais que, les huit jours écoulés, ceux qui n’étaient pas partis seraient jetés en camp de concentration. Et il ajouta sadiquement : «  Sans les femmes ni les enfants ». Il y a une minorité de salauds et de lâches dans tous les pays du monde qui profitent des malheurs de ceux que le destin a fait tomber entre leurs griffes.

Mais je ne raconterai pas les avanies que nous avons subies avant de partir, par le fait de quelques-uns. Je ne voudrais pas ternir tous les beaux souvenirs que nous gardons de l’Égypte car, plus les jours passaient, plus le prestige des khawagates* déclinait et certains Égyptiens se rendirent compte qu’ils avaient là une occasion unique de les pressurer ;  ils ne s’en privèrent pas.

Les plus nombreux furent les apatrides qu’on expulsait sans qu’ils sachent où ils pourraient aller n’ayant ni nationalité ni patrie pour les accueillir étant tous nés en Égypte de parents eux-mêmes apatrides et sans avoir pu acquérir la nationalité égyptienne. Ils furent la proie des vampires qui les dépouillèrent pour leur octroyer quelques jours de sursis, le temps de convaincre un consulat étranger de leur accorder un passeport provisoire. À la douane, certains fonctionnaires sans cœur leur enlevèrent tout ce qui pouvait avoir une valeur.

Le pays était en guerre et les autorités avaient autre chose à faire qu’à protéger ces malheureux. Alors, l’impunité des méchants qui trouvaient moyen de s’enrichir rapidement incita même les bons à suivre leur exemple et cela empira de jour en jour. Mais je ne veux me rappeler de l’Égypte que la gentillesse de ses habitants, leur générosité, leur hospitalité, leur joie de vivre, leur côté bon enfant, leur tolérance car quelques grains d’ivraie ne peuvent faire oublier des tonnes de bon grain.

Je veux me rappeler intensément Abdou, le portier*, Sayed le livreur qui m’était si dévoué ainsi que les autres collaborateurs et des centaines d’autres qui méritent mon respect et mon amitié. La dernière belle image que nous avons emporté de l’Égypte fut celle-ci : lorsque nous descendîmes de l’immeuble, le jour de notre départ, pour nous engouffrer dans le taxi qui devait nous emporter vers l’aéroport qui fut ouvert au trafic dans l’entre-temps, nous trouvâmes une haie vivante que composaient les commerçants égyptiens du quartier, les portiers des immeubles alentour, le boucher, le boulanger, le vendeur de cigarettes, le repasseur, le pharmacien… et même certains habitants du quartier que nous ne connaissions pas qui tinrent à nous dire adieu, à six heures du matin, en nous réconfortant et en nous assurant que ce n’était là qu’une séparation momentanée et qu’ils attendaient notre retour.

Nous avons été pleinement heureux dans ce pays. Je lui dois beaucoup et souhaite payer une partie de ma dette en lui dédiant ce livre. Si mes descriptions pouvaient intéresser le lecteur et l’inciter à visiter l’Égypte et à rencontrer ses merveilleux habitants, alors j’aurais le sentiment de partager avec lui le cadeau que j’ai reçu en y voyant le jour et en y vivant de nombreuses années. Et toute joie partagée n’est-elle pas plus intense ?

 

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Le 25/05/2006          

 

TRANCHES DE VIE

 

LES ESTIVAGES

 

Il était de tradition, pour les Cairotes*, de fuir leur ville pendant les mois les plus chauds de l’été et d’aller estiver en bord de mer. Ceci, du moins, pour les habitants égyptiens fortunés ainsi qu’une bonne partie des européens.

On estivait principalement à Alexandrie ainsi qu’à Rass El Barr. Rass El Barr est situé sur la Méditerranée, près de la ville de Damiette et devenait, depuis les années 1930, un lieu d’estivage nouvellement en vogue pour ceux qui désiraient vivre d’une façon décontractée. En effet, c’était un endroit très particulier ; en hiver, il n’y avait âme qui vive, et en été des foules venues des grandes villes de l’intérieur l’envahissaient. 

Toutes les habitations particulières ainsi que les nombreux hôtels étaient construits sur un seul plan, le temps d'un estivage, avec des nattes en osier tressé, dressées autour d’un soubassement en dur. Les cloisons séparant les pièces les unes des autres avaient une double ou une triple épaisseur de ces nattes, ce qui n’empêchait quand même pas souvent de suivre, par l’ouïe, tout ce qui se passait chez le voisin. La vie qu’on y menait tenait en même temps du camping que d’un séjour de nabab. Les hôtels avaient une forme rectangulaire dont les quatre côtés comprenaient des chambres qui donnaient, vers l’intérieur, sur une grande cour et, vers l’extérieur, sur une galerie couverte qui comportait des escaliers de trois ou quatre marches par lesquelles on descendait sur la rue, si on peut appeler « rues » des allées sablonneuses, non asphaltées.

On pouvait donc accéder à sa chambre, en venant de la plage, directement par l’extérieur ou bien  passer par l’entrée principale de l’hôtel, donc par la cour. Celle-ci comprenait les waters, les douches, des robinets sur éviers, une buanderie, des cordes pour l’étendage de la lessive, bref toutes les commodités mais à un degré vraiment rudimentaire. Dans les premières années, il n’y avait même pas l’électricité dans les chambres et, à la tombée de la nuit, le propriétaire nous envoyait des lampes tempête à pétrole.

 

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Lorsqu'on y louait une chambre ou deux, suivant l’importance de la famille, on se sentait tout de suite chez soi. Chaque famille apportait avec elle la batterie de cuisine et était accompagnée d’une bonne*.

On se débarbouillait le matin dans la cour, en vêtements d’intérieur, muni de savon, rasoir, serviette ;  en attendant son tour, on taillait une bavette avec les autres estivants.

Des amitiés se nouaient, fort utiles pour le déroulement du séjour, pour l’organisation de parties de cartes, de tric-trac* ou autres passe-temps. On regagnait ensuite sa chambre, de laquelle on ressortait sur la galerie couverte où on trouvait  table, chaises, chaise longue et, tout de suite, la ronde des vendeurs ambulants commençait : le pain, le lait, les beignets, le foul* et les falafels*, les fruits et légumes, les poulets, lapins, canards, pigeons, vivants et prêts à être sacrifiés et accommodés pour le repas de midi, les poissons tout frais pêchés et tout frétillants. L’hôtel comprenait aussi une grande salle commune, une cuisine et un grand four comme celui du boulanger, le tout à la disposition des estivants.

Pour chaque famille, la bonne préparait la nourriture, guidée et aidée par sa maîtresse.  Les célibataires, tous mâles, trouvaient petits déjeuners et repas dans les cafés et restaurants alentours. Je dis bien célibataires mâles car il était impensable, à cette époque, qu’une jeune fille, même européenne, voyageât ou séjournât seule n’importe où en Égypte. Cela ne se faisait pas encore.

La galerie couverte sur laquelle s’ouvraient toutes les chambres ne comportait pas de séparations et on liait vite connaissance avec ses voisins de chambre de droite et de gauche, parfois même ceux de l’autre côté de la rue, et c’était très agréable. Dès le premier repas, on échangeait des assiettes des mets qu’on avait préparés et, si la sympathie s’instaurait, on s’attablait carrément tous ensemble. Les enfants s’assemblaient pour manger et jouer ; les bonnes fraternisaient.

Je ne sais pas ce que recèle l’air ou le climat de Rass El Barr  mais le fait est qu’on n’avait presque pas besoin de sommeil. On y dormait très peu sauf  aux heures de canicule, après le repas de midi, durant lesquelles on faisait une longue sieste. Le moment de celle-ci était respecté même par les vendeurs ambulants de l’après-midi qui ne recommençaient leur tintamarre qu’à partir de 16 heures. Mais là, alors, ils se déchaînaient.

Les vendeurs de glaces, de sirops glacés et de boissons gazeuses, de bonbons, de caramels, biscuits roulés, pâtisseries, friandises de toutes sortes, qui affolaient les enfants. Les ambulants ne travaillaient pas pour leur propre compte mais pour celui d’un patron qui les rémunérait  au pourcentage. Tout était chasse gardée et personne n’osait prendre le risque d’y pénétrer. Le plus célèbre d’entre eux était un certain Mohammad Eid. Les glaces, bonbons, fromages, beignets qu’il écoulait par l’entremise de ses ambulants portaient, sur les emballages, sa marque et son portrait.

C’était un homme du peuple, un grand gaillard bien bâti avec une superbe moustache noire fournie, en guidon de vélo, les pointes fièrement dressées.

Au Moyen-Orient, les moustaches symbolisent la virilité et il était courant, chez les Égyptiens du peuple, lors d’un engagement important, de jurer « sur sa moustache ». Cela équivalait à une signature. Personne ne faisait ce serment devant témoins s’il n’était pas sûr de pouvoir tenir parole car, à défaut, il aurait été obligé de se la faire raser ce qui était la pire des humiliations.

Les ambulants annonçaient donc à haute voix les produits qu’ils vendaient ainsi que le nom de leur patron comme actuellement, à la télévision, on vante telle ou telle marque. Ceux de Mohammad Eid vantaient leurs produits en ajoutant, au nom de leur patron, son attribut principal : « sa moustache » qu’ils qualifiaient « de fer » ce qui, en arabe, rimait avec son nom. Ainsi, pour les beignets par exemple, à partir de cinq heures, ils tonitruaient cette annonce :

Lokmadis lokma                       Beignets, beignets

Sabahh sharif                        Bonne journée

Mohammad Eid                        Mohammad Eid

Abou chanab hhadid                À la moustache de fer

Dans leur esprit, la prestance et la vigueur de la moustache de leur patron rejaillissaient sur ses produits ce qui inciterait les clients à les acheter de préférence aux autres marques dont les fabricants avaient des moustaches débiles !

La vie nocturne était très animée. Il y avait un cinéma, des dancings dont  un  en plein air, le HOME dont la musique baignait la station de ses derniers airs à la mode. Un petit train faisait le tour de ce grand village de vacances jusqu’au petit matin et ses occupants l’empruntaient plus pour le plaisir que pour le trajet et leurs rires, leurs histoires, leurs conversations contribuaient au bruit ambiant. Les clients des hôtels, installés dans les galeries couvertes donnant sur les rues, jouaient au tric-trac, aux cartes, aux dominos et leurs exclamations, leurs quolibets envers leurs adversaires s’entendaient de fort loin. Parfois, ils liaient conversation avec les occupants de l’hôtel ou des habitants de l’autre côté de la rue et cela finissait par des réunions en bandes chez les uns et les autres, pour boire en mangeant des mezzés* jusqu’à l’aube.

Nous étions tous habitués à ce genre de vie joyeuse et exubérante où se côtoyaient amicalement, fraternellement et souvent affectueusement plusieurs nationalités.

Ceux qui avaient des fourmis dans les jambes et surtout les jeunes des deux sexes, allaient danser au HOME ou bien arpentaient infatigablement, aller et retour, la longue jetée de Rass El Barr, au clair de lune où leurs bandes entonnaient des sérénades en français, italien, grec, jusqu’au petit matin ou bien encore couraient vers les plages pour un bain de minuit, mais habillés. Les magasins, restaurants, cafés, ne fermaient que vers les premières heures du jour et vous pouviez acheter  des cigarettes, un kilo de banane, une boîte de conserve, un pain ou un maillot de bain à deux heures du matin et plus tard encore.

Pour se rendre à Rass El Barr, il fallait prendre le train du Caire jusqu’à Damiette et arrivé là il y avait un service de bateaux à moteur qu’il fallait emprunter pour arriver enfin à destination. Entre ces deux moyens de communication, les arrêts dans chaque gare, les transferts, il fallait compter à peu près cinq à six heures. Habituellement, un estivage moyen durait deux mois.

Les hommes ne pouvaient pas abandonner leurs affaires pendant si longtemps. Ils accompagnaient donc leur famille pour son installation sur le lieu d’estivage, passaient avec elle une ou deux semaines et, par la suite, ils retournaient seuls au Caire pour revenir tous les week-ends, c’est-à-dire du vendredi soir au dimanche après-midi.

Un été, j’étais venu estiver à Rass El Barr avec ma femme, mes enfants et une bonne. Un ami et sa petite famille nous accompagnaient et nous louâmes des chambres dans le même hôtel. Tous les week-ends donc, lui et moi quittions ensemble le Caire pour Rass El Barr, après quoi nous rentrions ensemble les dimanches après-midi pour être au travail les lundis matin.

Durant le restant des jours de la semaine nous déjeunions ensemble à la Brasserie Parisiana, rue Elfi Bey. Chaque soir, pendant la durée de l’estivage, je dînais et dormais chez mes parents ce qui leur faisait autant  plaisir qu’à moi-même.

L’un de ces lundis, nous nous sommes retrouvés mon ami et moi à notre table réservée, pour déjeuner. Cela se passait pendant la  guerre 1939 durant laquelle de nombreuses denrées d’importation manquaient. Le garçon qui nous servait habituellement s’approcha de mon ami et lui glissa à l’oreille que l’établissement venait de recevoir quelques caisses de bière Guinness Stout  en grandes bouteilles, qu’il réservait à ses clients fidèles. La Guinness Stout est une bière brune anglaise fortement alcoolisée avec un goût d’amertume prononcé qui ne plaît qu’à ses connaisseurs. Nous en étions privés depuis fort longtemps et nous nous empressâmes d’en commander une bouteille bien fraîche et, au cours du repas, une seconde suivie d’une troisième. Cette bière était conditionnée depuis toujours dans des petites bouteilles de 30 centilitres environ et les trois grandes bouteilles que nous venions de consommer faisaient à peu près trois litres.

Bien qu’à l’époque mon ami et moi fussions bien résistants à l’alcool, ces trois bouteilles agirent sur nous comme s’ils contenaient non pas de la bière mais du whisky ! Nous devînmes rapidement gais, euphoriques et perdîmes quelque peu la notion des choses…Nous n’avions plus du tout envie de retourner à notre travail et nous sentîmes une irrésistible envie d’être avec nos familles. Nous tînmes un bref conciliabule, arrêtâmes le premier taxi de passage et lui demandâmes s’il voulait bien nous conduire à Rass El Barr et à quel prix ? Pour plus de deux cent kilomètres il n’était pas question de faire marcher le compteur ! À notre question, le chauffeur sursauta, nous regarda plus attentivement et comprit de quoi il retournait ; il nous demanda un prix exorbitant que nous marchandâmes pour la forme et par habitude (voir Le marchandage) et montâmes à l'intérieur du véhicule.

Au bout d’une heure de trajet, les vapeurs qui embrumaient mon cerveau commencèrent à se dissiper quelque peu.  Je demandais au chauffeur de s’arrêter au premier village et là, je téléphonais à mon jeune frère qui travaillait avec moi, l’informant que j’avais un voyage urgent à faire et qu’il avisât mes parents que je ne rentrerais pas de quelques jours. Nous reprîmes la route. Voyage interminable dans ce vieux tacot. Crevaisons de pneus. Ennuis mécaniques. Arrêts fréquents. Au dernier, à Mansourah, le moteur refusa de repartir. Nous étions maintenant complètement dégrisés. Nous réalisâmes qu’il était  vingt deux heures, trop loin du Caire pour y revenir et beaucoup plus près de Rass El Barr.

Mais comment faire avec ce taxi immobilisé ? Finalement, le chauffeur partit à la recherche d'un collègue qu'il connaissait dans cette ville, le réveilla et celui-ci accepta de nous emmener dans son propre taxi jusqu’à destination. Nous réglâmes au premier le prix convenu dont il remit une partie à son collègue.

Enfin, nous arrivâmes à Damiette, fîmes la traversée en bateau et arrivâmes à l’hôtel à… minuit passé. Nos femmes et enfants dormaient. Nous étions dans nos petits souliers ! Quelle explication pouvions-nous donner ? Partis la veille après-midi et revenus le lendemain à minuit ? Nous convînmes de dire la vérité.

Réveillées en sursaut, nos épouses ne voulurent pas nous croire. Elles pensaient que nous leur cachions quelque mauvaise nouvelle, le décès d’un proche parent ou un accident survenu à un être cher…Enfin, elles nous crurent et nous pardonnèrent, flattées peut-être de constater qu’elles nous manquaient ainsi que les enfants.

         A notre dernier estivage à Rass El Barr, mon épouse attrapa la fièvre typhoïde. Grâce à un médecin ami qui estivait lui-même là et qui connaissait les notabilités de la ville, il nous fit réserver un compartiment particulier dans le train afin de rentrer  sans déclarer la maladie aux autorités sanitaires lesquelles, autrement, nous auraient empêchés de rentrer au Caire et nous auraient retenus dans un hôpital de Damiette jusqu’à guérison complète de mon épouse ou bien ...

Ce fut notre dernier estivage à Rass El Barr et, par la suite, nous louâmes chaque été à Alexandrie.

 

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         Ah ! Alexandrie ! Combien méritais-tu ton surnom de « Perle du Moyen-Orient » Maints écrivains et poètes ont évoqué son atmosphère sensuelle et suave, sa douceur de vivre, ses plages, ses palais, ses casinos, ses dancings, ses lieux de plaisir, ses hôtels, ses restaurants, ses brasseries, ses quartiers qui s’appelaient, qui s’appellent toujours : San Stefano, Stanley Bay, Glymenopoulos, Camp de César, Mazarita, Sporting Bay, Smouha…En été, elle était une Côte d’Azur européenne avec, en plus, tous les charmes de la vie orientale.

Dans la matinée, on prenait le temps de savourer la vie sans se presser, dans les cafés et sur les plages. L’après-midi, les pâtisseries et salons de thé qui portaient le nom de Délices, Pastroudis, Tornazaki, Trianon, Athinéos et tant d’autres étaient bondés et là, les commérages, les cancans, les potins allaient bon train. Le soir, on se rendait dans les dancings, les casinos, les brasseries, les restaurants à la mode comme Le Monseigneur, Le Romance, Le Scarabée Bleu, Le San Stefano, où les dernières attractions internationales se produisaient, après quoi on dansait jusqu’à l’aube sur les mêmes airs à la mode qu’à Paris, Londres ou Rome…Les femmes étaient belles et élégantes et la plupart d’entre elles oisives dont les seules occupations étaient de courir les magasins, les couturières, les réunions de jeux entre amies et, pour certaines d’entre elles, les 5 à 7. Cette atmosphère toute spéciale d’Alexandrie que certains ont appelée « la pervertie »  « la dépravée », agissait sur et en même temps était entretenue par cette société cosmopolite composée d’hommes d’affaires à l’argent gagné facilement et de femmes à la recherche de nouvelles sensations pour égayer leur spleen. Évidemment, pas toutes. En fréquentant ces mêmes lieux de plaisir, les estivants du Caire entraient, par la force des circonstances, dans cette atmosphère où ils évoluaient, le temps d’un estivage.

Tout comme à Rass El Barr, ceux-ci venaient donc y rejoindre leur famille tous les week-ends, en auto ou en car par la route du désert, ou en empruntant le Diesel,  un train rapide entre Le Caire et Alexandrie, surnommé par les mauvaises langues « Le train des cocus » dont la renommée était, sans aucun doute, pure méchanceté.

Nous avions l’habitude, mon ami et moi de louer à Alexandrie, à chaque estivage, un grand appartement meublé, de six chambres avec tout le confort de l'époque : réfrigérateur, téléphone, piano et batterie de cuisine où nous avions largement de la place pour loger nos deux familles et nos deux bonnes.

Un certain été, la chanson « Jezabel » était sur toutes les lèvres et j’essayais, chaque week-end, de l’interpréter sur le piano en écorchant le moins possible les oreilles de tout le monde car je n’ai jamais appris le solfège. Comme nous aimions beaucoup danser, nous dînions tous les samedis au Monseigneur sur les airs qu’un excellent orchestre dispensait, accompagné d’un ou d’une chanteuse de charme, en provenance de Paris, égrenant les dernières chansons françaises. Nous quittions l’établissement vers les deux heures du matin et, au lieu de prendre un taxi, nous louions un fiacre qui nous emmenait, par la Corniche, jusqu’à  Sidi-Bishr au bruit des clacs, clacs, clacs, des sabots de  ses deux chevaux, résonnant dans le silence nocturne.

Il fallait plus d’une heure  pour  arriver à destination et la promenade nous réveillait si bien, dans l’air marin du petit matin, que nos femmes nous confectionnaient un petit souper, après quoi nous faisions encore une partie de cartes jusqu’aux aurores.

Quelques semaines avant que nous quittions l’Égypte, une diseuse de bonne aventure, qui lisait l’avenir dans un couffin plein de sable, nous prédit que nous entreprendrions bientôt un long voyage « SANS RETOUR » et c’est ce qui eut effectivement lieu.

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Le 30/06/2006          

 

LES CAFES

 

 

Les cafés jouent un rôle social important en Égypte. Chacun a son café attitré. Il lui reste fidèle quelquefois même s’il déménage dans un quartier éloigné. Certains ont leur table réservée. Ils viennent à heure fixe et partent de même. D’autres y passent pratiquement leur vie : ils arrivent à l’ouverture, ne s’en vont qu’aux heures des repas pour y revenir ensuite jusqu’à la fermeture. Il y en a même pour qui le café est leur lieu de travail ; n’ayant ni bureau ni magasin, ils y reçoivent leurs clients et y concluent leurs affaires.

 En tous cas, on pourrait croire qu’un café n’appartient à personne : le client fidèle ou de passage s’installe et, s’il a envie de consommer, il fait signe au garçon. Certaines fois seulement pour demander un verre d’eau glacée qui lui sera servi aussitôt. Dans quelques grands cafés, un ou deux jeunes garçons n’ont pour seule occupation, à longueur de journée, surtout en été où il fait particulièrement chaud, que de garnir des  plateaux avec des dizaines de verres d’eau glacée et de circuler entre les tables pour étancher la soif inextinguible de centaines de clients, à l’œil bien entendu. Cela fait partie de la publicité pour retenir ou augmenter la clientèle.


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Dans le centre ville et les quartiers chics où le standing est plus élevé, il est tacitement entendu que les clients doivent commander au moins une consommation, généralement dès leur arrivée. Mais ce tribut payé, vous preniez possession de votre table et de votre chaise pour toute la journée si vous le désiriez et si le garçon venait vous relancer, non pas en paroles mais en essuyant énergiquement votre table, vous le regardiez d’un air outré, semblant lui dire : « j’ai déjà consommé ! »

Heureusement pour la survie des cafés, il se trouve un certain nombre de clients qui prennent plus d’une consommation.

Au café on peut jouer aux dominos et au trictrac*. Les joueurs émérites de trictrac ont leurs admirateurs, leurs fans et dès qu’ils arrivent ces derniers s’agglutinent autour d’eux pour commenter chaque coup. En principe, celui qui perd la partie paye les consommations. Une partie peut durer longtemps et entre les grands joueurs les enjeux ne sont plus les consommations mais des sommes souvent importantes.

De leur côté, leurs fans tiennent entre eux des paris et la partie déchaîne les passions. Chaque joueur a ses tics, ses manies, ses superstitions et ses lubies. Il y a celui qui crache sur les dés avant de les lancer, lorsque le coup est décisif. Celui qui change souvent de chaise pour faire tourner la chance a son profit. Celui qui passe rapidement et furtivement les dés sur les parties pour conjurer le mauvais sort. Mille et une manière de lancer les dés mais une seule de placer les pions, lourdes et épaisses rondelles de bois ou de corne ouvragée de 4 centimètres de diamètre environ, en les plaquant avec force sur le fond en bois du trictrac ce qui provoque un bruit sec assourdissant comme une détonation d’arme à feu. Le bruit de ces centaines de coups pour chaque manche, multiplié par les dizaines de jeux de trictrac en cour de parties, augmentés des commentaires énergiques des assistants sur chaque coup de dés, est accompagné du fond sonore de la musique et des chansons déversées à flots par le poste de radio ouvert au maximum. 

Dans certains quartiers, en été où on ne peut fermer les fenêtres à cause de la chaleur étouffante, cela devient infernal surtout que les horaires des cafés sont habituellement de très tôt le matin à très tard la nuit.

On ne peut parler des cafés sans parler des garçons. On consommait évidemment de tout dans les cafés : thé, limonade, Coca-Cola et Pepsi-Cola, boissons rafraîchissantes de toutes sortes, glaces, sandwiches et, dans les établissements autorisés, bières et boissons alcoolisées. Mais d’abord et avant toute chose : le café.

Celui servi partout en Égypte est le café turc, cuit avec son sucre. Chacun le prend à son goût : amer (sans sucre), légèrement sucré, à point, c’est-à-dire ni trop amer ni trop sucré ou, enfin, bien sucré. Dans le temps, la plupart des cafés appartenaient à des Grecs et l’usage est de lancer à haute voix, en langue grecque, la commande du client au préparateur se tenant au fond de la salle et ce pour éviter les centaines d’allers et venues inutiles des garçons. Cela avait un certain panache et un certain folklore.

Les garçons égyptiens qui travaillaient chez ces patrons grecs faisaient de même bien que le préparateur fut Égyptien comme eux.  Et dès qu’un garçon économisait quelques livres égyptiennes*, il s’empressait d’ouvrir à son tour un café, généralement dans les quartiers populaires arabes de la ville où la mise de fond est peu élevée. Et alors, bien que le patron, les garçons, le préparateur et les clients fussent tous Égyptiens, les commandes étaient quand même lancées en grec ! C’était un spectacle de voir Ahmad ou Sayed ou Omar, fièrement campé dans sa galabeya* étincelante de blancheur, tonitruant à pleins poumons, de la terrasse de son café, en langue grecque : Ena varigliki  "un bien sucré", ena metrio sto potiri  "un à point, dans un verre" ou encore dia tchay  "deux thés" etc.

Encore une image inoubliable : dans un quartier commerçant près de la vieille ville se trouvait un grand café en plein air, ouvert vingt quatre heures sur vingt quatre, appartenant à un certain Metwalli. C’était un colosse obèse devant peser, pour le moins, cent cinquante kilos. Une fois par mois, sans doute pour toucher une pension qu’il lui versait, la mère de ce Metwalli venait rendre visite à son fils. Elle s’asseyait à une table inoccupée et l’un des nombreux garçons s’empressait d’avertir Metwalli de son arrivée. Ce dernier accourait péniblement en haletant pour accueillir sa mère, lui baisait les mains et, pour manifester publiquement auprès de ses centaines de clients le respect qu’il lui vouait, il s’accroupissait sur ses talons auprès de la chaise de celle-ci, se jugeant indigne de s’asseoir lui-même sur une chaise, au même niveau qu’elle. C’était un spectacle émouvant autant qu’insolite de voir cette énorme masse de chair écroulée aux pieds de cette dame aussi frêle qu’un roseau. Au moment de son départ, deux garçons accouraient pour aider Metwalli à se relever.

 

 

Le 25/08/2006          

LES  TRAMWAYS

 

Comme le Métro à Paris, on ne peut imaginer Le Caire sans tramways. La différence est que, dans le métro, malgré la cohue, le passager est isolé dans sa sphère personnelle et même si on lui marche sur les pieds c’est comme s’il n’existait physiquement pour personne. Ici, le Tramway, c’est autre chose…

Il y a d’abord la petite plate-forme du conducteur à chaque bout du wagon. Puis, un compartiment de deux banquettes en vis-à-vis, réservé aux dames qui ne désirent pas se mêler aux hommes, sur lequel est écrit, en arabe et en français le mot  H a r e m. Enfin, au milieu de chaque voiture, de nombreuses banquettes en bois, faites de larges lattes vernies avec, pour chacune,  un dossier mobile que le receveur rabat, à chaque terminus, dans le sens de la marche. Car il y a un receveur attaché à chaque rame, chargé de délivrer les tickets contre le prix du parcours. Les passagers acquittent le prix d’un ticket pour chaque trajet même s’ils empruntent le tramway plusieurs fois par jour. Il n’existe pas de carnets qu’on achète par avance. Pendant les heures d’affluence où des grappes humaines s’agglutinent sur les marchepieds, c’est une gymnastique périlleuse que pratique le receveur mais à laquelle il est habitué.

À chaque arrêt, il descend du véhicule, s’assure que personne n’y monte ni n’en descend plus et alors, portant à ses lèvres une toute petite trompette qui dégage un son aigrelet, il y souffle avisant ainsi le conducteur qu’il peut repartir.

Le tramway est une tranche de vie ambulante. Les gens se parlent, commentent les nouvelles du jour dans le journal qu’ils sont en train de lire, marchandent avec les innombrables vendeurs ambulants qui montent et descendent sans cesse en voltige des tramways en marche, se disputent avec le receveur qui prétend obliger un type âgé à descendre parce qu’il dit n’avoir pas d’argent pour régler le prix du parcours, lancent des lazzis et des quolibets  d’une banquette à l’autre, manifestent leur admiration lorsque monte ou descend du tram une jolie femme, s’invectivent parfois à propos d’un désaccord sur la politique du gouvernement dont certains sont pour et d’autres contre, se congratulent pour son attitude ferme à l’O.N.U. face à tel problème international, aident à monter ou à descendre les trois enfants d’une dame qui porte encore un bébé sur le bras, font de la monnaie au receveur qui n’en a plus, avisent un voyageur qu’un pickpocket est en train d’essayer de le voler, donnent à ce dernier une raclée s’ils arrivent à l’attraper, etc. etc. Les resquilleurs qui évitent de payer le prix du parcours sont légions. Ils s’ingénient à monter du côté opposé de celui où se trouve le receveur ou de celui qu’il vient de quitter ou bien encore restent sur le marchepied, prêts à sauter du tram en marche et à emprunter le suivant.

Le receveur a tant à faire avec la cohue des passagers que certains arrivent ainsi à destination sans avoir payé. S’il les coince en cours de route ils lui disent calmement : « Je descends au prochain arrêt ! ». Il ne peut passer sa vie à se battre avec les récalcitrants.

On raconte ainsi cette histoire pour rire : un resquilleur qui avait dit au receveur : « Je descends au prochain arrêt » voyant ce dernier interpeller son jeune frère sur le marchepied à l’autre bout du tram, lui lança de loin d’un air indigné : « Laisse-le, il est avec moi »  comme s’il avait acquitté le prix de deux tickets ! C’est ce qu’on appelle le comble du toupet.

Je me souviens d’un événement tragique arrivé à un pickpocket qui avait l’habitude de monter du côté opposé au marchepied où ni le receveur ni personne ne pouvait l’attraper. Il s’accrochait d’une main au compartiment réservé aux dames seules, le Harem et là, relevant soudainement de l’autre main sa galabeya*, il exhibait son sexe. Les pauvres passagères poussaient des cris effarouchés et portaient instinctivement leurs mains à leur visage pour couvrir leurs yeux afin de ne pas voir ce spectacle affreux, laissant ainsi sans protection les sacs à main que le voleur s’empressait de récolter prestement et de sauter du tram en pleine marche. Malheureusement pour lui, il advint une fois où il calcula mal son coup et sauta au moment précis où un autre tramway arrivait en sens inverse ; il fut fauché et tué net.

 

 

LE  MARCHANDAGE

 

         Le marchandage, ici, est une tradition. On ne peut rien acheter, fut-ce une botte de radis, sans marchander. A l’exception de quelques grands magasins européens qui pratiquent le « Prix Fixe », tout achat fait l’objet d’un marchandage.

C’est une coutume et si vous voulez ne pas la pratiquer vous risquez de payer beaucoup plus cher vos emplettes, quelquefois même au grand dépit du vendeur dont la joie d’avoir réalisé un surplus de bénéfice est gâchée par le plaisir manqué du marchandage.

Au départ, par exemple, le vendeur de figues voudrait vendre le kilo à cinq piastres*. Combien devra-t-il demander pour obtenir finalement ce prix ? Il y a plusieurs facteurs qui entrent en ligne de compte mais une chose est certaine : s’il demande d’emblée ce prix , il ne fera pas une seule vente à cinq piastres le kilo. Si dans le coin de rue où il a installé son cageot d’une trentaine de kilos il n’y a pas de concurrent trop rapproché…Si les fruits sont particulièrement beaux…Si la journée n’est pas trop chaude d’où risque de détérioration rapide de la marchandise, auquel cas il devra se montrer très coulant sur le prix… Si toutes ces conditions sont réunies alors il commencera par demander à un Égyptien, sept à huit  piastres et, à un khawaga*, huit à dix  piastres.  Avec le premier, tout ce qu’il risque est d’entendre deux ou trois insultes bien senties et à moins de revenir rapidement à de meilleurs sentiments, c’est-à-dire une baisse sensible du prix, il ratera sa vente.

Avec le second, il verra soit le client partir sans discuter, excédé déjà par de multiples marchandages pour les emplettes déjà faites et rebuté à la perspective de recommencer encore plus âprement, soit le contraire : les nerfs usés, il est prêt à toutes les concessions surtout si la marchandise est belle et le climat, lourd. Il veut en finir et retrouver la fraîcheur de son home. Dans ce cas, le vendeur obtiendra facilement cinq à six piastres et encore plus s’il est assez astucieux pour arriver, sans en avoir l’air, à faire vibrer la mauvaise conscience du khawaga aisé envers un pauvre diable chargé de famille et suant sang et eau pour gagner son pain ce qui, en fin de compte, n’est que la triste réalité.

Non, ce n’est pas une sinécure d’être marchand de quoi que ce soit dans ce pays pour ceux qui n’ont ni charrette ni boutique. Les plus malheureux sont les marchands ambulants de fruits et légumes transportant sur leur tête d’énormes couffins pleins d’artichauts ou de courgettes ou encore d’aubergines, choux-fleurs, pastèques, melons ou autres.

Le vendeur avec charrette crie à tous les échos le nom de la marchandise qu’il transporte : « mes pastèques tout sucre  » ou encore «  mes melons tout miel ». Une cliente se penche à sa fenêtre et le marchandage a lieu à haute voix à travers l’espace. En cas d’accord, l’acheteuse descendra le panier attaché à une corde en surveillant de haut la balance romaine que, certaines fois, pour se rattraper sur un prix jugé trop bas, le vendeur fait pencher bien fort en exerçant une pression sur le fléau avec le petit doigt de la main tenant la balance, sans que le poids véritable y soit. Lui et sa chance car, dans le cas où la cliente aurait une balance dans sa cuisine, elle découvrira la supercherie. Elle lui renverra la marchandise par le même chemin et le marché sera rompu. Le prix n’est payé qu’après réception et satisfaction.

Mais le vendeur ambulant sans charrette est encore plus à plaindre. La hauteur des étages en Égypte est presque le double de celle d’ici et si l’acheteur est de mauvaise foi il joue lâchement sur le harassement du vendeur. Ce dernier a enfin atteint péniblement le troisième étage d’où on l’a appelé. L’acheteur l’aide à descendre le couffin, de sa tête à terre. Le marchand s’accroupit près de sa marchandise et le marchandage commence… Dès les premières annonces ce dernier se remet debout et se penche, faisant semblant de reprendre le couffin pour le remettre sur sa tête. Alors la cliente augmente légèrement son offre. Les voisins sortent sur le palier et, généralement, apportent leurs concours à l'acheteur dans l'espoir de profiter de   l’aubaine si le prix est vraiment trop bas.

C’est une guerre des nerfs qui se termine, presque toujours, par la capitulation du vendeur. C’est inhumain, c’est révoltant et absurde car, à n’importe quel prix obtenu, le marchand ambulant est quand même victime du client même honnête car inconscient de l’ état de dépendance auquel le malheureux vendeur est confronté.

 

 

Le 28/09/2006          

LES  PETITS  DÉJEUNERS.

 

 

 

Riches ou pauvres, la majorité des Égyptiens et de nombreux Européens prennent le petit déjeuner hors de la maison.

Le choix est vaste et varié mais le plus courant des petits déjeuners est un sandwich de foul medammess* ou de falafel*, appelé aussi taameya*. Le foul est une variété de fève sèche qu’on met à bouillir dans de l’eau, à feu doux, toute la nuit avec une petite quantité de lentilles rouges qui finissent par fondre en donnant une belle coloration au foul.  Quant au falafel ou taameya c’est du foul mis à tremper puis finement moulu avec de l'oignon frais, ail, persil, coriandre, cumin, sel, etc., Cette pâte est, ensuite, transformée en boulettes frites dans l’huile. Dans chaque rue populaire égyptienne, il y a un ou plusieurs restaurants de foul et falafel. C’est la nourriture habituelle des gens de petite condition qui en consomment plusieurs fois par semaine, matin, midi et soir. Mais tout le monde en consomme également, riches ou pauvres, Égyptiens ou Européens car c’est très bon. 

         Il y a aussi les marchands ambulants qui s’installent très tôt dans les rues pour servir ceux qui se rendent à leur travail ou à l’école sans pouvoir s’attabler dans un restaurant populaire, par manque de temps. Entre ces marchands, il y avait une concurrence effrénée pour retenir ou augmenter la clientèle. Il y en avait plusieurs sur le chemin de mon école.

Un sandwich de foul medammess se compose habituellement d’un petit pain rond et plat dans lequel le marchand enfourne une louche de foul, une ou deux cuillerées de salade verte, composée de laitue, tomates, concombres, oignons, persil, le tout coupé menu, une cuillerée de tehhina, (genre de crème préparée avec des graines de sésame écrasées et assaisonnée) et, enfin, de l’huile, du jus de citron et du sel. Il mélange le tout intimement et remet ce sandwich au client, dans un morceau de papier journal. C’est délicieux et consistant.

Quant au sandwich falafel, il comporte toujours le petit pain rond dans lequel le vendeur met quatre ou cinq boulettes de falafel accompagnées de salade verte et de tehhina.

Mais, pour attirer le chaland, chacun ajoutait un petit quelque chose en plus et,  celui qui avait ma faveur, ajoutait au sandwich de foul, en plus de tous les ingrédients énumérés plus haut, un demi œuf dur et une boulette de falafel.

Malgré le prix modique auquel ils vendaient leur marchandise, certains d’entre eux firent bâtir des immeubles de rapport !  En hiver, on préférait parfois prendre un plat de belila chaud. La belila est une variété de blé rond qu’on fait bouillir avec de l’eau et du lait, comme les flocons d’avoine. Une grande bassine contenait cette bouillie, sous laquelle brûlait une petite flamme pour la maintenir chaude car, en refroidissant, elle se figeait.  Quand vous demandiez une belila, le marchand prenait un bol et y mettait : trois cuillerées de sucre en poudre, une louche de belila, un jet de lait frais, une noix de beurre, une cuillerée de raisins secs, une giclée d’eau de fleurs d’orangers, une cuillerée de noisettes pilées, une autre de noix de coco râpée, quelques pignons de pins, une pincée de cannelle en poudre… et j’en oublie. On pouvait ajouter, à volonté, chacun suivant son goût, un surplus de lait, de sucre ou de cannelle.

Ceux qui, pourtant, aiment un petit déjeuner consistant mais désirent changer du foul medammess ou du falafel habituels ou encore de la belila, n’ont que l’embarras du choix.  Composé de lentilles entières et de riz cuits ensembles, le kochari se sert dans de petites assiettes profondes. Avec des gestes rapides ponctués de coups de louche sur la bassine ad hoc, le marchand y prélève rapidement plusieurs louches de kochari, très peu remplies, et construit dans l’assiette un  petit monticule bien symétrique, sur la cime duquel il ajoute, avec ses doigts, une petite quantité d’oignon frit, grossièrement haché, dont il a préparé une haute pyramide sur une desserte à pied, dès potron-minet.

Le vendeur de makarona est souvent un ambulant. Il utilise une variété de très gros macaronis bouillis, dont il remplit une assiette qu’il asperge de sauce tomate. La sauce se trouve dans des bouteilles fermées par un bouchon en bois, troué, qui est à l’origine une bobine de fil vide dont il a enlevé un côté pour l’enfoncer dans la bouteille. Il y a même deux sauces tomate différentes : la normale et la piquante qui contient de poivre de Cayenne, pour  ouvrir l’appétit. Mais si on préfère un petit déjeuner sucré, il est difficile de choisir tant le choix est vaste.

La kounafa est un genre de vermicelle cuit au four avec du beurre et arrosé d’un léger sirop de sucre et d’eau de fleurs d’orangers. La baklawa est faite de couches alternées de mille feuilles et de noix pilées et recouverte du même sirop que la kounafa. La bassboussa, préparée avec de la semoule, du beurre et du sucre est géométriquement recouverte d’amandes entières émondées, de sorte que lorsque le plateau est découpé en losanges, chaque portion en comporte une en son centre. Au moment de la servir, toute chaude,  le marchand l’arrose d’une ou deux petites cuillerées de beurre fondu. Eeche el saraya, littéralement « pain du palais », est un genre de bassboussa recouverte de crème fraîche épaisse. Mehalabeyya oué rozz : riz cuit dans un flan composé d’amidon comestible, d’eau et de sucre, arrosé d’eau de fleurs d’orangers ou d’eau de roses.

Je me souviens d’un vieux  vendeur de mehalabeyya oué rozz qui partait de grand matin de chez lui, poussant une voiture vitrée des quatre côtés et comportant plusieurs claies superposées sur lesquelles étaient posées les petites assiettes contenant ce flan. Il criait à longueur de journée « méhalabeyya oué rozz » et parfois, simplement « r.o.o.o.o.z.z. » en allongeant cette syllabe. Il rentrait très tard  le soir chez lui car il attendait la sortie des cinémas populaires pour écouler ce qui lui restait de marchandise. Après quoi, tout en poussant sa voiturette vide, dans les rues sombres et désertes, à moitié endormi, il murmurait d’une voix faible, par habitude ou pour se tenir compagnie « r.o.o.o.o.z.z.» bien qu’il n’eut plus rien à vendre ni client en perspective.

Fetir mechalttete: une pâte à l’eau divisée en tas gros comme un petit poing. Le pâtissier prenait une des boules, l’aplatissait du plat de la main puis la laminait avec un rouleau à pâtisserie ; quand elle atteignait un certain diamètre, il saisissait cette feuille de ses deux mains rapprochées, pouces au dessus, les autres doigts en dessous, l’arrachait du marbre, la projetait en l’air sans la lâcher tout en lui imprimant un mouvement circulaire et  la  plaquait enfin sur le marbre. Et encore et encore et, à chaque fois, la pâte s’étendait comme par magie, sans se déchirer. Lorsqu’il jugeait qu’elle avait un diamètre suffisant, il rabattait les pans en son centre plusieurs fois, de  façon à former un carré d’une vingtaine de centimètres de côté, qu’il mettait alors au four. Dix minutes plus tard, elle était cuite et il la servait toute chaude, nappée de beurre fondu et recouverte de sucre glace.  Les raffinés la préféraient salée. Alors, avant de rabattre les pans et de l’enfourner, il cassait en son centre un ou deux  oeufs entiers  qu’il malaxait de ses doigts, avec un gros morceau de fromage blanc féta. Fameux ! Kobeba : composée d’une pâte de semoule et de farine, elle avait la forme d’un obus pointu des deux côtés, d’une dizaine de centimètres de longueur, farcie de viande et d’oignons  frits, le tout haché menu.

Au Mousky, quartier des affaires, un vendeur de kobéba transportait sa marchandise, maintenue chaude dans un four portatif et criait, en français : « chic, magnifique, sympathique, el Kobéba  » ce qui faisait rire les passants et les incitaient à en acheter. Enfin, des dizaines d’autres pâtisseries salées ou sucrées constituaient de petits déjeuners pour leurs  amateurs, sans compter  les innombrables gâteaux, croissants, kaisers, chtanguels, kiefels, et autres variétés européennes.

 

 

 

 

HISTOIRES DE DROGUES

 

Une plaie de l’Égypte d’avant la guerre était l’usage des stupéfiants par les petites gens du peuple. La drogue la plus commune, bien qu’interdite, était le hachisch, réputé chez ses adeptes pour ses vertus multiples. Du moins d’après eux. Les uns disaient qu’il donne de l’appétit. D’autres, qu’il aiguise l’esprit et rend gai et on appelle un hachasch  celui qui raconte des nokates, histoires cocasses et spirituelles. D’autres, enfin, les plus nombreux, croyaient à ses effets aphrodisiaques.

Il m’a été donné d’en user, à mon corps défendant, à trois ou quatre reprises. C’était à l’occasion de mariages égyptiens* où j’étais invité. L’usage était de faire circuler, parmi l’assistance mâle, un narguilé portatif appelé  goza* et  chargé  de hachisch au lieu du tabac habituel. L’appareil passait de main en main et chacun aspirait une grande bouffée qu’il soufflait par la bouche et les narines. Une fois la tournée terminée, on chargeait à nouveau de hachisch la goza et on recommençait. Cette drogue dégage une fumée abondante et odorante. Après quelques tournées, on se trouve en plein nuage tant au sens propre qu’au sens figuré.

J’ignorais cette cérémonie du hachisch dans les mariages égyptiens et la première fois que je me trouvais coincé avec une goza* en mains, je fus pris de panique. J’étais le seul khawaga* présent et refuser l’honneur que l’on me faisait en m’admettant dans le cercle des intimes eût été une offense grave envers mes hôtes. Mais, d’autre part, tout mon être se refusait à fumer cette drogue et à poser mes lèvres sur l’embout en ivoire de l’appareil, qui était déjà passé par une vingtaine de bouches. Une idée subite me permit de sauver la situation, du moins en partie. J’entourai de ma main l’embout de la goza et, posant mes lèvres sur mon poing fermé… j’aspirai. Mes lèvres n’entrèrent donc pas en contact de la goza et j’aspirais beaucoup plus d’air ambiant filtrant entre mes doigts écartés que de fumée provenant de l’appareil. Sauf était donc mon honneur ainsi que l’amour-propre de mes hôtes ! Mais je dois à la vérité d’avouer que je n’ai jamais ressenti aucun des effets prônés par les adeptes de cette drogue. Quant à l’opium, il est utilisé de trois manières différentes : fumé, comme le hachisch, avalé en l’accompagnant généralement d’une tasse de café ou, enfin, sous forme de…..suppositoire ! Des goûts et des couleurs….Mais ses ravages sont autrement plus graves.

Ayant eu maintes occasions de côtoyer ouvriers, employés, petits commerçants, j’ai été témoin de situations tragiques car l’opium crée chez certains un tel état de dépendance que j’ai vu des gens de peu de moyens donner la préférence à l’achat de leur dose quotidienne plutôt qu’à celui de pain pour leurs enfants. Comme pour toutes les histoires, il y en a de tristes et de drôles. Commençons par ces dernières.

UN CONNAISSEUR : L’un de mes amis, farceur impénitent, ayant appris que l’un de ses voisins commerçants s’adonnait à l’opium, lui promit un jour de lui en procurer quelques doses de toute première qualité, à titre de cadeau.  Il ramassa des crottes de chèvre qu’il malaxa sur la semelle de sa chaussure avec un peu de poussière du chemin. Il en fit de petites boulettes dont il enveloppa chacune dans un morceau de papier cellophane, comme se présentait habituellement l’opium et il mit le tout dans une petite boîte d’allumettes vide qu’il offrit à son voisin. Le lendemain, ce dernier lui jura qu’il n’en avait jamais fumé de meilleur et le harcela pour qu’il lui en procure à nouveau, à n’importe quel prix !

LE VENDEUR DE NOIX DE COCO : Avec la noix de coco épluchée et râpée, additionnée d’une certaine quantité de sucre et d’eau, on fait une confiture épaisse qu’on étale sur une plaque et que l’on découpe, après séchage, en losanges. C’est délicieux, nourrissant et pas cher. Un vendeur de cette confiserie passait tous les jours près de mon magasin vers les 5 heures de l’après-midi et il était aussitôt assiégé et dévalisé par les ouvriers du quartier. Il est vrai qu’il était d’une propreté remarquable. Habillé d’une galabeya* et d’une calotte immaculées, il déambulait en portant sur l’épaule un genre de léger chevalet en X et, sur la tête, un plateau rond en bois sur lequel était posée une cage de fil de fer en forme de cône, entourée d’un calicot blanc. Sous cette cage, la marchandise était ainsi protégée de la poussière et des mouches. Quand il s’arrêtait, il ouvrait le chevalet sur lequel il déposait son plateau.

Mais je ne m’expliquais quand même pas la faveur dont il jouissait auprès de ses nombreux clients habituels qui accouraient dès qu’il lançait son cri : «  le délicieux, le fondant, » surtout que cette friandise était prisée habituellement des enfants plutôt que des grandes personnes.

Un jour, j’eus le fin mot de l’histoire. Au moment de servir le client, il glissait sous chaque losange de noix de coco, avant de l’envelopper dans le papier, une dose de hachisch. Le client achetait donc la drogue plutôt que la friandise, celle-ci servant de « couverture » à celle-là.

On s’apercevait, de temps à autre, qu’on ne l’avait plus revu  depuis une ou deux semaines. C’est qu’il avait été coincé par la police et condamné à une peine de prison, généralement de 3 à 6 mois. Puis, un beau jour, il lançait à nouveau son cri dans le quartier et on savait ainsi qu’il avait purgé sa peine. Et le cycle recommençait.

LE POLYGLOTTE MUET : Derrière mon magasin, il y avait une imprimerie appartenant à un certain Awad. C’était un Égyptien natif d’Alexandrie, établi au Caire depuis quelques années. Un bel homme d’une quarantaine d’années, d’une grande prestance, toujours souriant, aimable et d’une parfaite courtoisie. Il avait, comme apprenti, son jeune beau-frère, âgé d’une quinzaine d’années. Alexandrie était une ville où le pourcentage d’européens était beaucoup plus important qu’au Caire et chaque communauté avait son ou ses journaux. Awad avait fait son apprentissage auprès de plusieurs imprimeurs européens. Une longue pratique lui permettait la composition de textes de toutes les langues étrangères sans en connaître aucune. D’abord les caractères latins, que le texte fut en français, anglais, italien, espagnol, portugais ou autre. Ensuite, les caractères grecs, russes, arméniens, etc. dont il avait des dizaines de tiroirs pleins, achetés auprès d’imprimeurs qui, petit à petit, venaient à quitter l’Égypte pour rentrer dans leur pays d’origine. Son imprimerie ne désemplissait pas de clients pour des faire-part de mariage, de décès, de vœux, de prospectus dans toutes les langues et j’étais, à chaque fois  que je me trouvais chez lui, impressionné de le voir composer rapidement n’importe quel texte en suivant simplement l’original du regard. Un matin, j’arrive et trouve son beau-frère pleurant à chaudes larmes, secoué de sanglots et entouré de quelques voisins commerçants essayant de le consoler. Je demande la raison de ce désespoir et j’apprends que Awad l’imprimeur était mort dans la nuit par suite de l’absorption d’une forte dose d’opium.

Un talent admirable allié à une ignorance fatale !

 

Le 28/10/2006          

 

UN  ENTERREMENT  EUROPÉEN

 

Le défunt, dans son cercueil, est placé dans une voiture entièrement vitrée et tout le bois dont elle est bâtie est sculpté avec, dans chaque coin de dessus, un ange portant une couronne de fleurs à bout de bras, le tout doré à l’or fin. Très haut suspendu se trouve le siège du cocher. Le nombre de chevaux, toujours pair, dépend de la position sociale du mort ou, plutôt, de la  classe  à laquelle il sera enterré.

En quatrième classe, une seule paire de chevaux. En troisième, deux. En seconde, trois et, en première classe, quatre paires de chevaux. Imaginez ce carrosse doré, tout droit sorti d’un conte de fées, tiré par huit chevaux dont les rênes sont tenues d’une main par un cocher en haut de forme et en redingote noire à gros boutons dorés et tenant, dans l’autre main, un immense fouet !

Cet attelage est suivi d’un nombre impressionnant de fiacres pleins de parents et d’amis du défunt et précédé de deux coureurs pieds nus, habillés de pantalons blancs bouffants et de boléros bleu roi couverts de passementeries dorées, portant chacun un long bâton sur l’épaule (on n’a jamais su pour quel usage) et criant : Place ! Place !…Avant de monter sur son siège, le cocher boit un dernier verre de tafia. Il paraît qu’il ne peut conduire cet attelage que fin saoul. Le malheur des uns….

 

LA  PESÉE

 

Vous avez besoin de fromage, de charcuterie et d’olives. Vous allez chez votre épicier et vous lui demandez un demi kilo de l’un, un quart de l’autre et deux hecto du dernier.

Le bonhomme met sur le plateau de la balance le poids correspondant. Il commence à découper et met la marchandise sur un papier puis le tout sur le second plateau. Le poids n’y est pas…Il ajoute un morceau. Cette fois-ci il y en a de trop… Il en prélève une partie et ainsi de suite jusqu’à ce que le poids exact soit atteint.

À l’heure du déjeuner le magasin est envahi de clients. Il fait chaud et les mouches bourdonnent. On a hâte de rentrer chez soi et, cependant, tout le monde est habitué à attendre longuement, trouvant normal que l’épicier recherche le poids idéal pour chaque vente afin de ne léser ni le client ni lui-même.

Mais s’il est radin et peu commerçant, il fignolera la chose et perdra  ainsi beaucoup de temps et, du même coup, ses clients le quitteront l’un après l’autre pour un confrère plus rapide ou plus large dans sa pesée.

Chaque fois que j’entre dans une alimentation, ici en France, je suis hypnotisé par la balance électronique qui pèse le poids et calcule le prix en même temps et je ne peux m’empêcher de penser au temps perdu chez l’épicier, à l’époque où nous étions « là-bas » !

 

Le 25/11/2006          

LE  MAUVAIS  ŒIL

EL  EEIN

 

Il y a quelque chose que l’on craint comme la peste dans tout le Moyen-Orient : c’est « Le mauvais oeil » ! Cela englobe l’envie, la jalousie, la haine ou tout autre mauvais sentiment envers quelqu’un. Partant de là, on attribue tout grand ou petit malheur qui vous touche à l’effet du « mauvais oeil » de telle ou telle personne : la voisine, la belle-mère, la vieille tante du mari, la nièce nécessiteuse ou quiconque envers qui on n’est pas bien disposé ou que l’on n’aime pas. On la soupçonne de jalouser votre bonne santé, votre fortune, les bonnes relations que vous avez avec votre mari et vos enfants, etc. On pense aussi à la dernière personne qui vient de vous rendre visite juste avant qu’un désagrément vous soit arrivé.

En tous cas, « Le mauvais oeil » a bon dos en Égypte.

Si la bru n’arrive pas à procréer,                         c’est Lui ;

Si le bébé tombe et se fait une bosse,                 c’est Lui ;

Si un commerçant voit ses affaires péricliter,       c’est Lui ;

S’il se dispute avec sa femme,                               c’est Lui ;

S’il a mal au ventre d’avoir trop mangé,                  c’est Lui ;

Encore Lui ; toujours LUI !                  

En conséquence, chacun craint, en manifestant son admiration envers qui ou quoi que ce soit, d’être taxé d’avoir « Le mauvais oeil ». C’est une réputation que l’on vous fera à votre insu et tout le monde est vite renseigné. Cela pourrait vous être préjudiciable.

Alors, pour s’en défendre, des comédies étonnantes se  jouent. La dame qui rencontre une amie avec un gros et beau bébé dans les bras, s’écriera: «  Mon Dieu que ce bébé est laid ! Il est maigre à faire peur ! Et ainsi de suite. Plus elle abondera dans ce sens, plus la maman du petit sera heureuse. Chaque qualificatif employé voudra dire exactement le contraire mais, dit de cette manière, il ne défiera pas le sort et ne provoquera pas l’effet néfaste du « mauvais oeil ».

D’ailleurs, pour s’en prémunir, il y a des méthodes que l’on pratique. On se procure chez le Aattar,* un amalgame d’herbes aromatiques et d’encens que l’on brûle dans un petit brasero. On promène cet ustensile allumé dans chaque pièce de la maison, sur et sous les meubles, lits, bibelots, etc. et la fumée dégagée fera fuir « le mauvais œil »; cela, en même temps que l’on récite des incantations propices. Voici l’une d’elles, savoureuse, en langue arabe mais en caractères latins, avec sa traduction en français :

 

Ya fassoukh*, ya fassoukhani    Encens, bel encens,

Ya abiad oue moeguebani,    Blanc et merveilleux,

Ouelhhiyat El Rab El Foani,  Au Nom Du Tout Puissant,

Te’laa eein yahoudi,             Crève le mauvais œil du juif,

Oue moslem, oeu nasrani.     Du musulman et du chrétien.

Laou kanou yahoud,              S’ils sont juifs,

Aaleihom Rabb El maaboud. Ils auront affaire à Dieu.

Laou kanou nassara,             S’ils sont chrétiens,

Aalehom bel khessara.        Ils perdront leurs biens.

Laou kanou mosslemine,       S’ils sont musulmans,

Aaleihom Rabb El aalamine.  Dieu les punira.

Ya fassoukh, fassoukh  hheloue Encens, bel encens

Laou kane aamal, hhel-lou     Si c’est un sort, défais-le

Oue kane eein e-elaaha.      Et si c’est un mauvais oeil, crève-le.

Ya fassoukh, ya fassoukh,    Encens, bel encens,

Ouehhayat Sayedna Nouh,   Par Saint Noé,

Takhod el Hafoua,               Prends l’hébétude,

Ouel el kafoua,                    Et la prostration

Ouel charr,                         Et le mal,

Oue trouhh, el babe mafftouh.  Et va-t-en, la porte est ouverte.

 

Cette incantation sert à exorciser les lieux : appartement, magasin, bureau, etc. Quant aux personnes, on pose à terre un brasero allumé, on y rajoute du fassoukh et des herbes aromatiques de façon à provoquer une épaisse fumée odorante et tout le monde, père, mère, enfants, bonne et domestique, l’enjambe chacun sept fois aller et retour, pendant  que la maîtresse de maison récite plusieurs fois l’incantation ci-dessus.

Une autre méthode consiste à faire appel à un soi-disant exorciste. Il récitera des formules appropriées, brûlera des herbes et de l’encens et munira la victime supposée du « mauvais œil », d’une amulette prétendument préparée spécialement à son intention. Le « mauvais œil » est craint par tout le monde, Égyptiens et même Européens tant s’avère exact le fait que l’on fini par adopter les us et coutumes du pays que l’on habite.

Chez nous, lorsqu’un enfant tombait malade et que cela durait plusieurs jours malgré les visites du médecin, on soupçonnait alors que cette maladie était due au « mauvais œil » On envoyait quérir un vieux rabbin réputé pour ses capacités dans ce domaine. Ce dernier s’asseyait près de l’enfant, lui prenait sa petite menotte dans l’une de ses mains et là, il se mettait à marmonner interminablement des prières à voix basse. Ses yeux commençaient à clignoter sous l’effet du ronron religieux et il se mettait à bailler de plus en plus longuement, une fois, dix fois, cent fois…Il était notoire que, plus il baillait, plus le « mauvais œil » était puissant et que les bâillements expulsaient les effets de celui-ci.

Les femmes se regardaient d’un air entendu en hochant la tête et en essayant de deviner à qui elles pouvaient attribuer ce mauvais œil néfaste…

J’étais tout jeune à l’époque ; en regardant les bâillements du rabbin, je commençais à bailler moi-même aussi et je ressentais la somnolence m’envahir. Mais je m’efforçais à tenir les yeux ouverts pour ne pas manquer la phase finale de l’opération : sa tête dodelinait de plus en plus, il s’arrêtait de marmonner puis il sombrait dans un profond sommeil ponctué de ronflements sonores. J’étais alors très fier d’avoir gagné. Les femmes de la maison attribuaient ce somme à la fatigue ressentie par le saint homme à extirper ce terrible « mauvais œil ». Elles faisaient sortir tout le monde de la pièce et le laissaient se reposer tout en lui préparant un bon repas suivi d’un bon café. Il arrivait parfois que, à la suite de la visite du rabbin, l’enfant se rétablisse. Je dois être certainement un mécréant car je pense que c’était plus par coïncidence que par l’effet de ses prières.

 

 

LA  MONNAIE

 

Jusqu’aux années trente, de nombreuses monnaies étrangères en pièces d’or, d’argent ou en billets de banque avaient cours légal en Égypte.

Des changeurs, installés derrière un comptoir vitré minuscule, se tenaient dans les coins des rues des souks et des artères commerçantes des villes. Leur travail consistait à convertir, à changer, contre une rémunération minime, les pièces d’or, d’argent ou tout billet de banque  de diverses origines dans telle autre monnaie que le client  désirait. Il n’y avait pas encore, comme aujourd’hui,  de nombreuses succursales des banques. Par la suite, ces succursales  furent installées dans tous les quartiers de la ville et remplacèrent les changeurs.

Les   monnaies étrangères   furent également remplacées petit à petit par des pièces ou des billets égyptiens mais ces nouvelles monnaies égyptiennes conservèrent leur appellation étrangère bien qu’elles étaient titrées en langue arabe et en français.  Ainsi, la livre égyptienne s’appelait gueneh, de l’anglais guinee. Elle était divisible en mille parties appelées mallim, déformation de la consonance française Millième. La pièce de 2 millièmes s’appelait Nekla, de l’anglais Nickel. Le Erch était d’origine ottomane ; il servait à nommer la pièce de 5 millièmes ou Erch Taarifa (ou encore Petite Piastre) et celle de 10 millièmes, Erch Sagh ou Grosse Piastre toutes les deux d’appellation étrangère. La pièce de 20 millièmes s’appelait Noss Frannk ce qui veut dire demi franc. Celle de 50 millièmes portait le nom de Chellene, dérivé de l’anglais Shilling. Celle de 100 millièmes s’appelait Bariza, du français Parisis. La pièce de 200 millièmes s’appelait soit Reyal, de l’espagnol Real soit Tallari, de l’allemand Thaler. Jusqu’à notre départ en 1956 toutes ces pièces gardaient encore leur appellation d’origine étrangère, éteinte depuis des décennies. C’est pour illustrer combien l’influence des communautés étrangères perdurait.

Les actes et documents du commerce comme factures, traites, chèques, etc. étaient libellés en français en Piastre qui est la centième partie de la livre et qui équivaut à 10 millièmes. Mais la Piastre s’écrivait toujours  Piastre Au Tarif . Par exemple :

«  Veuillez payer à l’ordre de Monsieur Untel, la somme de Piastres Au Tarif… ». Ce mot de Tarif dont je n’ai pu trouver l’origine, a un petit relent de convention « imposée », sans doute par les autorités étrangères d’occupation et, malheureusement pour l’Égypte, cela a été souvent  malheur au vaincu.

 

 

Le 31/12/2006          

 

BOKRA,  INCHA’ALLAH  ET  MAALECHE

 

Si vous êtes de ceux qui vivent avec un petit agenda en poche sur lequel ils notent soigneusement les rendez-vous donnés et pris et qui s’attendent à ce qu’ils soient respectés, alors, un conseil : n’allez jamais vivre en Égypte, vous deviendrez vite coléreux. Allez-y en touriste pour quelques jours ou semaines car le pays vaut largement le déplacement. Mais vous n’aurez pas la joie de connaître les Égyptiens. L’Égypte est un merveilleux pays. Ses habitants sont des gens hospitaliers, accueillants, chaleureux et très gentils. Pour mériter tout cela, il vous faudra faire un petit sacrifice : oubliez votre agenda. BOKRA signifie « demain. » Mais la logique veut que « demain » sera un nouveau jour lequel, à son tour, aura son « demain » et ainsi de suite…Donc, si le cordonnier à qui vous avez donné vos chaussures à réparer vous dit taala bokra ce qui signifie « venez demain » ne prenez pas cela à la lettre ! Remarquez qu’il se pourrait fort bien qu’ils soient réparés à l’heure dite mais il serait plus sage de laisser passer quelques jours. Autrement, vous vous entendrez dire, encore une fois,  « venez demain »  et ainsi de suite…

INCHA’ALLAH signifie « si Dieu le veut. » C’est plus grave que bokra car c’est très vague. Si, donc, vous demandez à votre tailleur: « mon costume sera-t-il prêt mercredi » et qu’il vous réponde : incha’allah, sachez qu’il ne vous a dit, par là, ni oui, ni non. Et si vous vous emportez parce que bokra et incha’allah n’ont pas tenu parole, ils vous diront  Maaleche  ce qui veut dire : « ça ne fait rien » ou mieux encore : « cela n’a pas d’importance ». Vous les étonnerez beaucoup en vous énervant de plus belle et ils vous diront, étonnés et pleins de sollicitude pour votre santé :  «  calmez-vous, mon frère, le monde ne s’est pas encore écroulé ». Ce n’est pas de la malice, ils sont sincères. Quelle importance que le repasseur (voir Les Repasseurs ) ne vous ait pas livré à l’heure dite la chemise que vous devez porter ce soir pour assister à la réception offerte par votre patron ? Ils n’ont pas la même conception des choses que vous ! Ils sont fatalistes et acceptent tout, même la mort, stoïquement car, pour eux, « rien n’est durable sur cette terre et tout est éphémère. Donc, rien n’a de l’importance ! »

Ils sont heureux de vivre au jour le jour, avec peu ou prou. Ils ne se compliquent pas la vie comme ces cinglés de khawagates* qui s’énervent pour tout ce qui n’est pas classé, rangé, étiqueté et… daté. Et croyez-moi, ce sont eux qui ont raison. Acceptez donc Bokra, Incha’allah et Maaleche de bon cœur et vous emporterez de l’Égypte le meilleur souvenir de votre vie. Alors, vous vous attacherez à ces gens simples et charmants et comme eux, vous aurez acquis une chose qui n’a pas de prix : la sagesse de rire de tout et de rien ainsi que la joie de vivre. Et à votre tour, vous apprendrez à dire Bokra, Incha’allah et Maaleche  sans déclencher des tempêtes.

 

 

ESSTEFTAHH

 

La première vente, pour un commerçant égyptien, est l’opération la plus importante de la journée même si elle n’est que d’un montant insignifiant. Certains porteront ce premier argent d’abord à leurs lèvres puis à leur front, plusieurs fois de suite, avec dévotion. Cela s’appelle Essteftahh ce qui signifie littéralement  « ouverture » ou mieux encore, « étrenner »… Tant qu’il n’aura pas étrenné sa première vente de la journée, il n’entreprendra aucun acte commercial : acheter une marchandise, régler une facture et, surtout, aucune sortie d’argent n’aura lieu pour quelque cause que ce soit. Cette coutume a une si grande importance qu’elle illustre encore mieux ce que m’a raconté mon père sur ce sujet : Dans son jeune temps, tous les commerçants d’une même branche de commerce étaient groupés dans la même rue ou le même quartier ; c’est ce qu’on appelle un « souk »*. Certains d’entre eux existent encore actuellement et il y a le souk des tissus, celui de l’alimentation en gros, des orfèvres, des épices, des parfums, des papiers, etc.

À cette époque, les relations entre concurrents de la même corporation étaient si cordiales que, lorsque l’un d’eux avait  étrenné  sa première vente et qu’un second acheteur se présentait, il lui glissait à l’oreille : Fais-moi plaisir, achète aujourd’hui chez mon voisin car moi j’ai étrenné et lui, pas encore ! Autres temps, autres mœurs ! Jugez-en plutôt par ce qui se passe de nos jours : il arrive parfois que le premier acheteur qui se présente n’ait pas un « bon pied »; comprenez par là que, après sa visite, le magasin ne reçoive plus d’autres acheteurs pendant quelques heures et le commerçant sera d’une humeur massacrante. Pour peu que cela se renouvelle deux ou trois fois avec le même client, celui-ci sera considéré comme un  guignard  et le dit commerçant hésitera à  étrenner  avec lui. Il finira par prétendre qu’il n’a pas l’article désiré et il l’enverra faire son achat chez son plus proche concurrent afin qu’il colle sa guigne à ce dernier.

 

Le 31/01/2007          

 

PLACE  ATABA  EL – KHADRA

 

Cette place centrale du Caire, dont le nom veut dire « Place De La Bonne Augure », a vu le déroulement d’une grande partie de mon enfance puis de ma vie d’adulte. Nous avons habité successivement sept appartements dans différentes rues partant de cette place et tout près d’elle. Mon collège n’en  était pas éloigné ni, par la suite, mon commerce. Une activité intense s’y déployait et, sans doute, s’y déploie toujours.

Là se trouvait le terminus de plusieurs lignes de tramways dont la création et l’exploitation étaient le monopole d’une compagnie belge.

À l’arrivée de chaque tram, on voyait le receveur rabattre les dossiers des bancs  dans le nouveau sens de la marche, relever et rabattre le marchepied de chaque wagon et abaisser ceux du côté opposé afin de permettre aux voyageurs de grimper dans le tram.

Le conducteur, appelé wattman, quittait la plate-forme où il se trouvait en emportant avec lui les manivelles de manœuvre du véhicule. Il regagnait l’autre poste de conduite vers la nouvelle direction. Il tournait également vers celle-ci la perche reliant le tram au câble d’alimentation électrique. À chaque arrivée d’un tramway, une foule de gens le quittait et d’autres y montaient et cela sur plusieurs quais en même temps. Il y avait là des foules bigarrées d’effendis* en tarbouche*, des khawagates* portant chapeau, des villageois en galabeya* et taëya* et d’autres en caftan et éémma* imposante. Des villageoises en melaya* portant sur la tête de lourds paniers contenant Dieu sait quoi, entourées d’une ribambelle d’enfants dont le dernier-né accroché au sein ; des européennes habillées à la dernière mode de Paris, portant des bibis coquins et des parapluies fleuris, tout cela baignant dans une cacophonie de klaxons, de coups de freins de voitures automobiles, de furieux coups de sonnettes des conducteurs d’autres trams pour faire dégager les voies envahies par les passants, des hurlements de pauvres villageoises habituées au calme des espaces vides des campagnes et pensant que leur dernière heure était arrivée dans cette ruée de véhicules divers dont des fiacres à chevaux, des autobus, des charrettes à bras ou à mulets, des autos de toutes les marques, tous imbriqués les uns dans les autres, jusqu’au moment où chacun, en tournant autour de la place, se dégagerait dans la rue recherchée.

En débouchant de la Place Ataba El-Khadra par la rue Abdel Aziz voici, à main gauche, le commissariat de police de Ataba où venait souvent Russel Pacha*, chef anglais de la police égyptienne. Maigre et petit de taille, il portait une culotte de cheval, des bottes et une veste militaire à col fermé. Il était superbe avec son tarbouche rouge sur ses cheveux blancs. À son passage, les constables anglais et les chaouiches* égyptiens claquaient des talons, la main au front et se transformaient en statues.

Tout de suite après le commissariat se trouve la Fire Brigade, la brigade des pompiers dont tous les gradés étaient, eux aussi, Anglais. Même le bâtiment qui les abritait était de style britannique avec une tour carrée comportant une horloge, sœur jumelle de celle de Big Ben de Londres, si précise que les passants  ajustaient leur montre sur l’heure qu’elle indiquait. Qu’on le veuille ou non, cette précision toute britannique en toutes choses a marqué peu ou prou les habitants des grandes villes égyptiennes, qu’ils soient Européens ou autochtones.

Après la caserne des pompiers se trouve la poste centrale du Caire ou débouche la rue Sandouk El Dein , « Caisse de la Dette », appelée ainsi parce qu’elle abritait les bâtiments de la Dette publique de funeste mémoire car, pendant des lustres, des fonctionnaires étrangers payés par l’Égypte contrôlaient les finances publiques égyptiennes pour y prélever, en priorité, les montants des dettes contractées auprès des puissances occidentales par l’ancien Khédive d’Égypte, augmentées d’intérêts usuraires et des traitements exorbitants de ces mêmes fonctionnaires-sangsues.

La Rue Sandouk El Dein se prolonge vers la Place Ibrahim Pacha, plus connue sous le nom de Place de l’Opéra où se trouvait l’Opéra Royal dans lequel se produisaient des troupes internationales dont celle de la Comédie Française. Un incendie détruisit cet Opéra, symbole de l’influence culturelle européenne. Mais revenons sur nos pas pour continuer à faire le tour de la place Ataba El Khadra. Après deux grands cafés sous des spacieuses galeries à arcades, pour protéger les consommateurs de l’ardeur du soleil, voici le Jardin de l’Ezbékieh.

Chaque 14 juillet, on tirait de ce jardin un feu d’artifices en l’honneur de la Révolution française et la colonie française y organisait un grand bal où venaient danser les Européens du Caire, de toutes nationalités. Il y avait aussi, dans ce jardin, un cinéma en plein air. Le billet d’entrée donnait droit à une consommation gratuite : glace ou khochaf*. Celui-ci, servi dans un grand bol, se composait de sirop de roses* glacé et plein de fruits secs ayant trempé dans le sirop : pruneaux, figues, abricots, raisins secs ainsi que des amandes émondées, des pignons de pin, des lamelles de noix de coco, etc.

C’était un vrai régal. Mon père y emmenait ma mère de temps à autre ainsi que l’une de mes deux grandes sœurs à tour de rôle, l’autre devant garder les enfants à la maison. Il arrivait aussi que mon père me prenne moi ou l’un de mes jeunes frères. J’aimais tellement ce fameux khochaf qu’une fois où c’était le tour de mon jeune frère de les accompagner, je lui ai remis un encrier à couvercle, tout neuf, que j’avais gagné comme prix scolaire pour qu’il me le remplisse de ce sirop. Lorsque mon père le vit en train de transvaser dans l’encrier des cuillerées de khochaf il lui demanda ce qu’il faisait là ? Mon frère lui expliqua que c’était pour moi mais mon père, riant sans doute sous cape, l’en empêcha en lui disant qu’il m’y emmènerait très bientôt.

Après le jardin de l’Ezbékieh, une rue débouche sur la place Khazindar dans laquelle se trouvait la fameuse charcuterie grecque Manoussakis ; puis les anciens locaux du Crédit Lyonnais. En les contournant et jusqu’à l’Immeuble Tiring, il y avait deux célèbres brasseries appartenant à des Grecs : le Tout Va Bien et la Brasserie des Familles qui se suivaient. D’innombrables tables étaient dressées en plein air, sur leurs terrasses respectives. Rares étaient les clients qui s’attablaient à l’intérieur, même en hiver où des marquises en toile étaient abaissées sur des panneaux vitrés mobiles, dressés pour la durée de cette saison. Dès la fin du jour, surtout en été et plus encore en fins de semaine, se réunissaient dans ces établissements le Tout Caire européen avec femmes et enfants et il était rare d’y voir un effendi*, du moins jusqu’à la guerre de 1939. Pourtant, dans les grandes villes, nombreux étaient les Égyptiens musulmans qui consommaient des boissons alcoolisées mais ils le faisaient dans les bars populaires de leurs quartiers où il n’y avait pas de consommateurs européens bien que, dans la plupart des cas, les tenanciers fussent grecs ou, rarement, italiens.

Mais, après la dernière guerre, ils sortirent de leur réserve et commencèrent à fréquenter les lieux publics qui étaient, jusque là, réservés aux Européens sans qu’il y ait ségrégation de ceux-ci envers eux ; ils s’abstenaient d’eux-mêmes car personne n’aurait empêché un Égyptien d’entrer là où il voulait sauf dans les clubs privés. Les clients de ces brasseries étaient donc surtout des Européens de toutes catégories sociales. Pour les gens d’une certaine classe, il y avait, rue Elfi Bey, de brasseries chics : Parisiana, Gambrinus, La Taverna, Le Kursaal, etc. Les plus huppées, donc les plus chères, se trouvaient dans différentes rues du quartier européen : la Brasserie Finish à la rue Fouad, la Rotonde Groppi, place Soliman Pacha, Au Petit Coin De France, rue Maghrabi, etc. ainsi que quelques bars, halls d’hôtel et clubs anglais, français ou autres. Mais revenons à la Brasserie des Familles et au Tout Va Bien.

La plus modeste des consommations, soit un demi de bière, était accompagnée d’une dizaine de mezzés* gratuits, servis dans des soucoupes : des petits cubes de fromage, des minuscules boulettes de kofta* grillées ou frites, trois ou quatre petits rougets frits, du lupin salé, des quartiers de concombre marinés dans la saumure, des olives vertes, des noires, de la salade de téhina*, des pois chiches au cumin, des haricots blancs bouillis, un mélange d’œufs durs et de pommes de terre bouillies et assaisonnées et une infinité d’autres variétés. Pour les clients qui commandaient des boissons fortes, plus chères, comme whisky, raki*, cognac* et ceux qui étaient larges dans leur pourboire aux serveurs, c’était un va et vient de ceux-ci entre les tables de ces bons clients et le comptoir où se préparaient les commandes et les mezzés ; à chaque passage du serveur portant sur son plateau les consommations des autres clients, il déposait sur la table des premiers deux ou trois amuse-gueule supplémentaires à ceux déjà servis.

Quant aux clients réguliers et fidèles, les piliers de l’établissement, le patron lui-même venait ajouter quelques gâteries spéciales : des tranches de poutargue* ou de bastourma*, une soucoupe de foies de volailles grillés, le tout accompagné de salamalecs. Le client ainsi distingué par le patron de la brasserie était fier des attentions que celui-ci lui portait devant ses compagnons de beuverie et les autres consommateurs, ce qui incitait ces derniers à rester fidèles à l’établissement dans l’espoir de bénéficier à leur tour de ces faveurs qui chatouillaient leur amour-propre.

La psychologie joue un rôle important dans la direction de ces brasseries. Leurs propriétaires savaient bien que les serveurs gavaient de mezzés les bons clients qui leur donnaient des bakchiches substantiels ; les salamalecs dont il les gratifiait lui-même les rendaient, le temps de leur passage à la brasserie, des personnages importants ce qui les incitait à y rester le plus longtemps possible et à consommer davantage. Le buveur invétéré a besoin de ces attentions car c’est précisément leur manque, au bureau, à la maison ou ailleurs qui le pousse, en partie du moins, à se tourner vers la boisson, jusqu’à en perdre le sens des réalités.

Une foule de vendeurs ambulants sillonnaient ces établissements en tous sens. Il est impensable, au Moyen-Orient, de boire sans manger et, une fois la brasserie quittée on ne pouvait plus dîner, rassasié d’amuse-gueules et de petits plats de mezzés en plus des produits achetés chez ces vendeurs ambulants. Voici d’abord l’éternel vendeur de semit* ; il vend aussi des œufs durs et des tranches de fromage des Balkans appelé Kachkaval. Un homme corpulent et de haute taille, habillé d’une galabeya blanche et d’une toque de cuisinier, portant une belle barbe noire, promène sur sa bedaine un récipient en tôle plein de boulettes de falafels avec, dans la partie inférieure de ce petit réchaud portatif, des charbons ardents pour maintenir les falafels, chauds.

Il transporte dans sa main gauche un broc contenant de la salade composée de tout petits cubes de concombres, oignons, tomates et, surtout, de poivre de Cayenne ; aux clients qui achètent ses boulettes il sert, sur une deuxième soucoupe, deux ou trois cuillerées de cette salade qui emporte la bouche ; aux clients qui le demandent et qui ont sans doute le palais blindé, il leur sert en plus un petit verre de la sauce de cette salade explosive qu’ils dégustent à petits coups avec un plaisir évident et qui les incite à boire davantage. Voici le vendeur de poutargue* (batarekh en arabe) qui pèse cette denrée chère dans une petite balance de bijoutier.

Le vendeur des crevettes est toujours accompagné d’un gosse installé par terre, dans un coin de l’établissement, qui décortique les crustacés au fur et à mesure des commandes car en Égypte on ne les sert jamais non décortiqués. Pour vous montrer qu'il vous gâte, tout en s’approchant de votre table pour y déposer votre commande, il presse sur vos crevettes le jus d’un demi citron.

Voilà le vendeur de Dehane El Hendi une pommade soit disant indienne, réputée pour ses vertus aphrodisiaques. Un monsieur grec portant lui aussi un tablier blanc passe en criant : Trippa,trippa : il tient dans sa main et appuyée sur son épaule comme un fusil, une longue brochette de tripes grillées, enfermée dans un étui de verre pour que la viande reste chaude ; dans une rue, derrière la brasserie, son jeune fils ou neveu s’occupe à griller sur un barbecue, une autre brochette. Si vous le hélez lorsqu’il passe près de vous, il mettra dans votre assiette des rondelles de tripes grillées, pour deux ou trois piastres*. Voici encore le vendeur de pistaches grillées. Vous ne pourrez pas échapper au sempiternel marchandage car elles sont vendues par douzaines (tant de douzaines à une piastre*)  ou bien, si vous êtes d’humeur joueuse, il jouera avec vous à pair-impair où il est très fort. Ses doigts sont assez agiles pour coincer entre leur base une pistache qu’il garde ou dépose habilement sur les pistaches lorsqu’il ouvre son poing fermé pour laisser tomber leur contenu sur votre table, ce qui vous fait perdre presque à chaque coup.

Le vendeur de becafiguas* porte, comme celui de falafels, un réchaud à charbon sur son ventre et, autour de la ceinture, des grappes de ces minuscules oiseaux qui traversent la Méditerranée d’Europe en Afrique et qui, arrivés fourbus par leur long voyage, se cognent contre les hauts filets tendus exprès sur les rivages où ils sont ramassés par milliers. Enfilés par douzaine, vidés,  plumés et nettoyés, le vendeur les frit dans du beurre. Le consommateur les mange d’une bouchée, entiers avec tête et ongles. Ils ne sont pas plus gros qu’un petit œuf et d’un goût délicieux.

J’arrête ici l’énumération des dizaines de vendeurs qui sillonnent ces brasseries, tout au long de la soirée, vendant toutes sortes de denrées et de produits, pour le plus grand plaisir des consommateurs et qui, parfois, profitent de leur euphorie alcoolisée pour leur fourguer n’importe quoi.

Je ne citerai donc pas les vendeurs de billets de loterie, les cireurs des chaussures, les mendiants, saltimbanques et autres mangeurs de feu et avaleurs de sabre. En sortant du passage où se trouve le Tout Va Bien, voilà sous l’Immeuble Tiring le glacier Le Parnasse où, dans un kiosque y attenant, une foule de clients de passage vient s’abreuver de sirops glacés : de roses, abricots, fraises, bananes, citrons, oranges, orgeat…En été où la chaleur est insupportable, les gens s’y agglutinent pour se désaltérer. Il y a ensuite la pâtisserie Aala  Kefak dont la traduction signifie  « À ton aise » ou mieux encore « Comme tu le désires » ; en face se trouve le magasin des 100.000 articles où l’on trouve absolument de tout, le cinéma Ramses et la plus grande quincaillerie d’Égypte, la  Maison Gérard, Fontaine & Guiragossian.

Puis, la rue Farouk, la rue Mousky, vieille artère commerciale où se trouvent les grossistes en articles de Paris, bimbeloterie etc puis le Souk El Canto qui signifie « le marché aux chansons »  qui est un petit marché aux puces spécialisé dans la revente de vieux vêtements et vieux outils, la pharmacie Vitali Mazloum Bey*, fils d’un pacha* européen, puis Bakal Pacha, la plus grande épicerie du Caire et, enfin, se suivent l'un après l'autre, plusieurs papeteries de gros et de détail. C’est ici que nous venions nous approvisionner, à la rentrée des classes, en crayons, petites plumes, plumiers, compas et, surtout, en ce fameux papier kraft bleu marine utilisé par les écoliers pour couvrir livres et cahiers. Tous les articles vendus dans ces papeteries provenaient de l’étranger.

À ce propos, je me souviens d’une affaire dont avait été victime l’un de ces commerçants. Un importateur d’articles de bureaux avait importé d’Allemagne une grande quantité de classeurs en carton dont le format et le système de fermeture ne correspondaient pas à ceux utilisés en Égypte. Il les avait proposés à ces papetiers mais, naturellement, personne n’en voulut à cause de ces défauts. Pour s’en débarrasser, il envoya une connaissance à lui, demander à ces papetiers s’ils pouvaient fournir ce genre de classeurs, prétendant qu’elle avait une grosse commande pour le Soudan et qu’elle était  prête à payer le prix fort pour s’en procurer. Vous devinez la suite : l’un d’eux mordit à l’hameçon et s’empressa d’aller chez l’importateur auprès de qui il acheta tout le stock avec l’intention de réaliser cette bonne affaire avant ses concurrents ; mais son acheteur supposé disparut de la circulation et ces classeurs lui restèrent sur les bras. C’est une histoire que les vieux commerçants racontent à leurs enfants pour les mettre en garde  contre les aigrefins.

Jusqu’aux années 1930, il y  avait encore à la place Ataba El Khadra un service d’omnibus à mulets qu’on empruntait pour se rendre jusqu’à la fin de la rue El Azhar où se trouve la fameuse Université Coranique de même nom. On appelait ces véhicules Saouaress du nom de leur propriétaire-fondateur, un certain Monsieur Suarès.

L’un des trottoirs de cette fameuse place était le quartier général des laveuses en quête de travail et c’est là qu’on venait, de grand matin, les embaucher pour la journée. (Voir Les Laveuses).

 

LA  GUERRE  DES  BISCUITS  SECS

Pendant un certain temps, le quartier où nous habitions fut secoué par une bataille homérique que se livrèrent deux fabricants de biscuits secs qu’on appelle Kahhk El Châm et qu’on consomme habituellement en les trempant dans du thé, du café, etc. Ce biscuit légèrement salé est fabriqué sous deux formes : comme un bracelet de 6 ou 7 centimètres de diamètre dont on enfile un certain nombre dans une ficelle pour former un poids d’un demi kilo, ou bien sous l’aspect d’une plaque comportant des trous à distances régulières les uns des autres afin de donner l’impression que, au départ, il s’agissait de biscuits individuels, comme les premiers, mais en plus petit et qu’ils s’étaient soudés ensemble pendant la cuisson, pour former cette plaque. Celle-ci était un rectangle comportant quatre trous d’un côté et six de l’autre ce qui faisait, en principe, vingt-quatre biscuits soudés ensemble.

C’est sur les biscuits en plaques que la guerre se déclencha. Il est d’usage, ici, que les vendeurs ambulants annoncent l’objet de leur commerce en lançant leur cri sur l’air d’une chanson. Voici, par exemple, la traduction de celle concernant les biscuits sucrés :

Ya nannouss !                      Bambin !

Rouhh aayat lommak,           Va pleurer auprès de ta mère,

Oué hatlak félouss              Et apporte de l’argent

Oué khodlak                       Et prends-toi

Bascota béaachara !            Un biscuit à un sou !

 

Les vendeurs du biscuit sec salé qui nous concerne avaient une voiturette pleine de cette denrée et, munis d’une tarabokka*, criaient en chantant : « 24 biscuits à une petite piastre* ». Tout en faisant résonner la tarabokka* de coups ponctuant leur chant. Mais un jour le quartier fut réveillé par un concurrent qui hurlait : « 30 biscuits à une petite piastre ! ». Il était accompagné de deux compères dont l’un tapait sur une tarabokka et l’autre, dansait. La clientèle délaissa le premier vendeur pour acheter chez le second. Le surlendemain, le premier arriva en criant à tue-tête : « 36 biscuits à une petite piastre ! » et il reconquit ses clients au détriment de son concurrent. Et ainsi de suite jusqu’au jour ou l’un d’eux annonça : « 60 biscuits à une petite piastre » ! Cela ne dura pas longtemps car tous les deux firent faillite et on ne les revit plus.

 

 

Le 28/02/2007          

 

L’HOSPITALITÉ  PROVERBIALE  DES ÉGYPTIENS

 

En parlant des pays d’Europe pendant les leçons de géographie, nous avions appris à l’école que les Français étaient galants ; les Anglais, flegmatiques ; les Espagnols, fiers ; les Italiens, volubiles ; les Allemands, belliqueux, etc. Qu’en est-il aujourd’hui ? Il y a certainement eu des changements dans ces caractères. En ce qui concerne les Égyptiens, on ne peut les situer en employant un seul qualificatif car ils sont tout autant hospitaliers que chaleureux, tolérants, gentils, bons vivants et optimistes. J’affirme que rien de cela n’a changé au cours des dernières années alors qu’il y a eu tant de bouleversements dans leur pays. Cela signifie-t-il que tous les Égyptiens sont des petits saints ? Loin de moi cette pensée. Ce n’est pas rendre service à un ami que de nier ses défauts.

L’Égyptien en a comme tout le monde et je ne manque d’ailleurs pas de l’illustrer dans certains chapitres. Mais ce que je peux affirmer c’est que les qualités qu’il possède sont plus nombreuses et plus importantes que ses défauts. En tous cas, son  trait dominant est son hospitalité. Si vous passez devant n’importe quel Égyptien en train de manger il vous dira besmellah ou encore etfaddal  qui est une invitation à partager son repas et ce,  même s’il ne vous a jamais vu auparavant.

S’il vous connaît, il insistera jusqu’à ce que vous vous attabliez avec lui. Ce trait de caractère est commun à tous les habitants de l’Égypte, riches ou pauvres sans exception. Comme dans la plupart des pays du Moyen-Orient, en Égypte, boire et manger sont des occupations qu’on pratique partout sans aucun complexe : dans les innombrables restaurants populaires, au magasin, dans les bureaux, dans la rue et même, pour les ouvriers et les petites gens, par terre,  l’assiette et le pain posés sur un journal ou un morceau de papier ; ils déjeunent  en attendant l’ouverture du lieu où ils  travaillent. Dans les villages, le fellah* est pauvre. Si vous en rencontrez l’un d’eux à l’heure du déjeuner et que vous liez  conversation pour demander votre chemin ou un renseignement quelconque, il insistera pour que vous déjeuniez avec lui.

Il se privera pour vous sans même que vous le deviniez. Il tuera son seul poulet ou son dernier lapin que sa femme accommodera en dehors de votre vue  pendant que vous sirotez le thé en compagnie de son mari. Elle vous aura ainsi donné à déjeuner sans vous connaître ni même vous avoir vu avant ou après le repas car dans les pays arabes, les femmes  ne se montrent pas aux visiteurs mâles, du moins dans les campagnes. Si, au moment de vous retirer, vous faites mine de vouloir le dédommager pécuniairement, le bonhomme se sentira gravement offensé et, bien que pauvre et parfois misérable, son maintien de grand seigneur vous fera vite arrêter votre geste.

 

 

US  &  COUTUMES  DANS  LE  COMMERCE

 

Dans le commerce et l’industrie, les Égyptiens et les khawagates* se côtoyaient  et avaient des relations étroites. Les uns ne pouvaient se passer des autres, à tous les échelons. En général, le climat dans les affaires était agréable et détendu surtout si le khawaga connaissait les usages et les observait.  Par exemple, quand on va prospecter un client égyptien, il n’est pas correct de lui faire part ipso facto de l’affaire qui vous amène. On fera d’abord beaucoup de salamalecs de part et d’autre. Le prospecté, qui  pourrait être cent fois plus riche que son visiteur, se mettra debout pour recevoir ce dernier en signe d’hommage.

Certains n’ont pas appris le savoir-vivre à l’école ou chez leurs parents et il y avait des gros bonnets qui n’avaient aucune instruction.

C’est une politesse qui vient du cœur et qui est innée en chaque Égyptien de la ville ou de la campagne. Il vous dira : « Comment allez-vous ? Comment va votre santé ? Votre visite m’honore ; bienvenue, bienvenue ! » Et tout cela même s’il vous voit pour la première fois. Vous lui répondrez les phrases traditionnelles et, si vous le connaissez déjà, vous ajouterez : « comment vont les enfants ? » sans mentionner sa femme ce qui serait une impolitesse grave, le mot « enfants » englobant aussi cette dernière.

Après avoir parlé de la pluie et du beau temps, laissé boire le café et fumé la cigarette qu’il vous aura offerte  il vous demandera ce qui lui vaut l’honneur de votre visite. Plus délicat encore était le recouvrement d’une facture. Je me réservais cette tâche pour les gros clients. Ils étaient flattés que je m’en charge moi-même au lieu de mon encaisseur et cette visite provoquait souvent une nouvelle commande.

Je vais donc chez l’un de mes clients pour encaisser une facture. Lui, il sait bien pourquoi je viens. Et moi aussi je le sais mais l’usage veut que je ne parle de la facture que s’il m’en ouvre question…S’il désire payer, il demandera : « A propos, quels sont nos comptes ? »  Mais s’il est gêné ce jour là dans sa trésorerie, il n’en portera pas question et il serait du dernier manque de savoir-vivre que d’y faire allusion. Toutefois, là où les choses se compliquent singulièrement c’est lorsqu’un mauvais payeur profite de la situation pour faire le mort ! Après deux ou trois visites infructueuses on se voit obligé d’en parler. Il prendra quelquefois un air offensé et répondra de revenir plus tard car il est actuellement gêné dans sa trésorerie. Il faudra user de beaucoup de diplomatie et d’une longue patience pour se dépêtrer de ce guêpier autrement on risque de le cabrer et il sera difficile de rentrer dans sa créance.

Rares étaient les commerçants vraiment malhonnêtes. Souvent, ce n’était pas de la mauvaise foi mais une ignorance totale des règles les plus élémentaires d’une bonne gestion. Le départ d’Égypte de nombreux commerçants étrangers pendant et après la guerre de 1939 avait occasionné la prolifération de nouveaux commerçants égyptiens dont la plupart étaient des petits employés qui prenaient la suite de leur patron européen.

Ils n’avaient jamais manipulé d’autre argent que le montant de leur maigre salaire. Ils se trouvaient, du jour au lendemain, à la tête d’une affaire dont tous les éléments leur avaient été procurés à crédit : fonds de commerce et marchandises. Ayant peu d’instruction et aucune formation commerciale, ils étaient vite dépassés.

Pour eux, le mot « crédit » signifie recevoir de suite de la marchandise sans payer. D’autre part, le terme « marge commerciale » n’est pas approfondi. Ils savent bien que vendre à perte n’est pas profitable mais ils pensent aussi qu’il faut faire le plus grand roulement possible. Même à partir du prix coûtant s’ils ne peuvent pas faire des bénéfices, pourvu que çà roule. Ils se contentent quelquefois, pour ne pas dire souvent, de ce que peut leur rapporter la vente des emballages vides : caisses ou tablettes en bois, feuillards et tout ce qui a servi à l’emballage des marchandises, c’est-à-dire un profit négligeable ! Ils n’étaient jamais aussi heureux que lorsqu’il y avait un grand mouvement d’entrées de marchandises, à crédit et de sorties au comptant si possible, sinon par traites escomptables. Ils étaient contents de voir défiler entre leurs mains des sommes importantes en espèces et en billets à ordre.

L’euphorie les submerge d’autant plus que certains oublient que cet argent ne leur appartient pas. À un  point tel qu’ils commencent la réalisation du rêve le plus cher enfoui dans le cœur de chaque Égyptien : la construction d’un immeuble de rapport ! Un étage pour commencer, deux appartements qu’on pourra louer…Si le roulement était important, la vente des nouvelles marchandises achetées à crédit financerait les traites venues à échéance et, en même temps, on surélèverait d’un étage le nouvel immeuble. Et ainsi de suite jusqu’au moment où, pour pouvoir continuer à payer ses dettes en cas de baisse des ventes, on sera obligé de vendre à perte pour maintenir le roulement.

Les pertes s’ajoutant aux frais généraux du commerce et aux frais personnels du nouveau commerçant, il suffisait d’une ou de deux semaines de mévente ou du retour de quelques traites impayées par quelques clients insolvables pour que tout l’engrenage se grippât et provoquât une cessation de paiement rapide, au grand étonnement du néophyte qui ne comprenait rien à ce qui lui arrivait. Il voyait, avec désespoir, le risque de faillite et de la saisie de son cher immeuble en cours de construction. Et il était paniqué à l’idée de l’écroulement de sa nouvelle position sociale ce qui lui ferait perdre la face auprès de ses parents et amis. Alors, il se démenait de droite et de gauche pour faire un arrangement amiable avec ses fournisseurs et créanciers et il comprenait à partir de ce moment et comme une révélation que, sans profits, le commerce est dangereux.

Cette parenthèse fermée concernant certains commerçants, il faut dire que c’était un plaisir d’avoir des relations avec les commerçants établis, traditionnels. Elles étaient basées sur la considération et la confiance réciproques et une parole était aussi valable qu’un écrit. En dehors des relations commerciales, des rapports d’amitié se nouaient et une fois l’affaire, pour laquelle on était venu, expédiée, c’était des conversations agréables qui s’installaient de part et d’autre. Bienheureux Moyen-Orient où le temps n’était pas : Time  Is  Money.

 

Le 31/03/2007          

 

LA  MARÉCHAUSSÉE

 

Dans les caracols "commissariats" le commissaire était secondé dans sa tâche par une foule de constables anglais à pied, à cheval ou à moto qui maintenaient l’ordre et la sécurité publique dans les rues de la ville. Ces fonctionnaires « égyptiens ? » qui venaient d’Angleterre où le climat est particulièrement froid, comment arrivaient-ils à supporter la chaleur torride du Caire, surtout en été ? Aussi, avaient-ils tous le teint rouge brique. Nous, pourtant nés dans le pays, n’en supportions pas la canicule et portions des chemisettes demi manches à col ouvert, nous admirions leur stoïcisme sous leur tunique de gros drap à col rigide et le tarbouche* qui recouvrait leur chef. Les chaouiches*, recrutés habituellement dans les couches  modestes de la population, étaient commandés tant par les constables anglais que par leurs officiers de police égyptiens. Avant le protectorat britannique, un siècle auparavant, la maréchaussée était dirigée par des Italiens recrutés du temps de Mohammed Aly pour créer ici une force de police. Tout autant que les Anglais, après eux, les Italiens ne parlaient pas l’arabe ce qui obligeait les chaouiches sous leurs ordres à apprendre les principaux mots italiens afin de pouvoir communiquer avec leurs chefs.

 

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Ceci créait des situations comiques comme en témoignent les deux anecdotes suivantes :

Un chaouiche traînait deux individus à l’intérieur du commissariat. S’adressant à son supérieur, un Italien, il lui explique ceci : (Certains mots sont en italien mais prononciation égyptienne ; les autres sont en arabe):

 

Açl el baroufa kanou tchinkoué,

Strada dalma oué fanouss non tché.

Etnén darabou oué talata harabou,

Qouesto darab kouélo,

Némssékou ouala lacha lo staré ?

Ce qui veut dire :

"Au début de la bagarre ils étaient cinq ;

La rue était sombre et il n’y avait pas de réverbères.

Deux se sont battus et trois se sont enfuis ;

Celui-ci a frappé celui-là

Je le coffre ou je le laisse s’en aller ?"

 

En voici une autre :

Un villageois se rendit au Caire pour la première fois de sa vie pour une affaire importante. Une envie d’uriner le saisit et il se comporta comme dans son village en plein champ : il souleva sa galabeya et se soulagea dans la rue. Un agent italien le vit et l’attrapa par le col de son vêtement pour le traîner au commissariat en lui criant porco veduto "sale porc !" Mais l’un de ses collègues se rendant compte que c’était un malheureux paysan, lui cria de loin : « Lacha lo stare ! » : "Laisse-le s’en aller !". De retour dans son village, accueilli par sa famille et ses voisins curieux de connaître ses aventures dans la grande capitale, il raconta ce qui lui était arrivé et résuma  la situation ainsi : Laoula  « lacha lo stare » lahhakatni, lakane « porco veduto » katalatni ce qui veut dire : « Si "laisse-le s’en aller" n’était pas venu à mon secours, "sale porc" m’aurait tué »…..

 

UN  ENTERREMENT  BOURGEOIS  ÉGYPTIEN

 

Le musulman voit la main de Dieu dans tout évènement de la vie. Il est profondément croyant et cela le rend plus stoïque que fataliste face aux évènements douloureux de l’existence; il les accepte sans murmurer ou protester. Même profondément  touché par la disparition d’un être cher, il ne manifeste pas publiquement son chagrin d’une manière excessive; ceci n’est pas digne d’un « homme ». Il laisse cela aux femmes, qui ne s’en privent pas. Dès que la mort frappe chez quelqu’un, on entend aussitôt les souatt* "hurlements" des femmes, qui se frappent les joues en hurlant leur douleur et, parfois même, se les griffent profondément avec les ongles.

Dans le temps, on envoyait chercher des « pleureuses »  dont le métier était de pleurer le ou la morte ce qui provoquait encore plus les pleurs des parentes, voisines et amies de la personne décédée.

Avant d’arriver, elles s’informent de son nom et de son degré de parenté puis, dès le début de la rue où se trouve la maison endeuillée, elles marchent en hurlant, pleurant, gémissant, se frappant les joues enduites de bleu d’outremer en signe de deuil, tout en gesticulant avec une écharpe noire tenue à bras tendus derrière la tête et,  appelant le mort par son nom, elles évoquent toutes ses qualités réelles ou supposées, en les magnifiant : « O toi Si Ahmad qui était si doux avec ta famille et si charitable envers tous ! Malheur à moi  de t’avoir perdu. Que deviendrai-je sans toi, très cher….. ! » Ou bien encore : « O toi sett* Zeinab, lumière de ma vie, beauté resplendissante, mère et épouse dévouée, pourquoi m’as-tu quitté ya hhabibti ma chérie ? ». Ces lamentations avaient le don de raviver la douleur de tous et dès que l’assistance se calmait un peu par suite de fatigue d’avoir tant pleuré et gémi, les pleureuses reprenaient leurs lugubres lamentations qui déchaînaient les femmes à nouveau ! Je peux vous assurer que même si on ne connaissait pas la ou le défunt, on finissait par avoir du chagrin et de la tristesse par suite de cette ambiance tragique entretenue par les pleureuses. Pour rappeler à chacun que nous ne sommes ici bas que de passage et que tout est vanité, le mort était enseveli dans un cercueil en bois tout simple.

Le moment venu le cortège, composé exclusivement d’hommes, se formait à la porte de l’immeuble. À la descente du corps, les femmes de la famille se déchaînaient par les fenêtres et les balcons pour un dernier hommage ; les pleureuses, les voisines dans les autres appartements de l’immeuble et même des immeubles alentour faisaient de même pour honorer cette pauvre famille. Elles adjuraient le mort de ne pas les quitter ; certaines, faisant mine d’enjamber les balcons pour sauter dans le vide, étaient retenues par d’autres.

Enfin, le cortège s’ébranlait et disparaissait au bout de la rue. Le cercueil était porté sur les épaules de quatre hommes de l’assistance qui se relayaient tout au long du parcours. Tous psalmodiaient en chœur : « Ouala ana dayem, ouala houa  dayem, ouala dayem ella Allah ». « Ni je suis éternel, ni il  est éternel  et n’est éternel que Dieu ».

Les passants s’arrêtaient un moment au passage du cortège et, indiquant de l’index le cercueil, récitaient avec recueillement :   « Achhadou enna la ilaha illa Allah oua Mohammad rasoul Allah ! » « Témoignez qu’il n’y a de Dieu que Dieu et que Mohammad est son Prophète ».

Dès le départ du cortège, plusieurs charrettes arrivaient avec des hommes et du matériel. Ils dressaient en pleine rue un chader* commandé par la famille.

C’est un échafaudage de poutres qu’on dressait, liées à leurs extrémités par des cordes, sur lequel on tendait des grosses toiles de tente. Le tout formait un espace rectangulaire qui abritera les visiteurs, tous des hommes, qui viendront le soir et jusque tard dans la nuit, présenter leurs condoléances et tenir compagnie aux hommes de la famille pendant qu’un cheikh religieux récitera des versets du coran pour le repos de l’âme du défunt et pour rappeler aux vivants qu’ici-bas, tout est éphémère.

Des rangées de chaises sont dressées dans le chader* et, dans un coin, un préposé prépare d’innombrables tasses de café sans sucre qui sont servies aux visiteurs, seul breuvage offert en signe de deuil, accentué par la couleur noire symbolique et son goût amer. Quant aux dames visiteuses, elles montaient directement dans l’appartement rejoindre les femmes de la famille pour les réconforter en louant le défunt. 

Des globes "luminaires" fonctionnant au pétrole, munis d’un manchon  identique à celui des réverbères, étaient suspendus dans le chader et dispensaient une lumière vive ; de temps à autre, un homme à bicyclette arrivait et faisait descendre, par la corde qui le suspendait à une poulie, chaque globe dont la lueur faiblissait ; il y introduisait de l’air comprimé au moyen d’une pompe à bicyclette ce qui avait pour effet de raviver aussitôt la flamme défaillante. Il allait ainsi par la ville, toute la nuit, d’un chader à l’autre, pour remplir son office. 

Dans les enterrements officiels d’un membre de la famille royale ou du gouvernement ainsi que pour les notabilités de toute religion, étaient présents un représentant du roi, les membres du gouvernement et du corps diplomatique, des délégations des communautés étrangères et des différents cultes, des unités de l’armée et des différentes armes, qui défilaient au pas, aux accents de la marche funèbre de Chopin.

J’ai assisté en badaud au défilé du cortège funèbre du roi Fouad. Le cercueil, recouvert du drapeau égyptien, reposait sur un fût de canon tiré par un nombre imposant de chevaux richement harnachés pendant que, de la Citadelle, on tirait des coups de canon. Le défilé dura de nombreuses heures.

 

Le 30/04/2007          

 

UN  MARIAGE  POPULAIRE  ÉGYPTIEN

 

Quelques jours avant la dokhla*, on emménage dans l’appartement des futurs mariés. Le mobilier est transporté, en une seule fois, par une foule de porteurs. Chaque petite pièce est posée sur la tête d’un homme : fauteuil, guéridon, table de nuit, etc. Quant aux gros meubles comme armoire, lit, buffet, canapé, ils sont portés, pièce par pièce, sur la tête de deux porteurs, un à l’avant et l’autre à l’arrière. Pour  démontrer leur maestria, ils déambulent de concert sans même tenir le meuble de leurs mains et en balançant les bras. Les chaises, la batterie de cuisine etc. suivent, portés par des jeunes garçons. Derrière le défilé du mobilier vient celui du Chouar* de la mariée, ses habits ainsi que la garniture de la literie du couple : draps, traversins, couvertures, coussins, couvre-lits et, enfin, les cadeaux offerts par les parents et les amis.

Tout en avant de ce défilé une troupe de musiciens ambulants s’en donnent à cœur joie. Le flûtiste a beaucoup de succès car il aspire une si grande quantité d’air qu’aussitôt ses joues se gonflent comme des gros ballons. Deux ou trois femmes de la famille, voilées comme le veut la coutume, lancent des bonbons et des pièces de menue monnaie aux enfants qui s’agglutinent à cette procession ; d’autres lancent de temps à  autre des zagharites* d’allégresse. Le jour des noces un cheikh religieux vient dresser le contrat de mariage.

Un chader*, le même que celui des enterrements, est dressé en pleine rue mais il n’est plus question d’offrir des cafés sans sucre aux invités ; le sirop de roses* est roi accompagné de pâtisseries de toutes sortes.  On accroche à l’intérieur et à l’extérieur du chader des grosses boules de verre multicolores qui augmentent encore l’ambiance de fête. Une troupe de musiciens joue des airs joyeux et entraînants. De temps en temps, l’un des invités puis d’autres, à tour de rôle, afin de faire honneur à leurs hôtes, s’approchent du chef du groupe de musiciens à qui il tend un billet de banque, sans le lâcher;  ce dernier, faisant signe aux musiciens de s’arrêter, agrippe de ses doigts l’autre bout du billet et le donateur crie à haute voix les noms de ceux qu’il désire honorer, noms répétés aussitôt par le chef d’orchestre :  « Au père de la marié »,et l’autre répète à haute voix : « Au père de la mariée ;  à la famille de la mariée », l’autre : « À la famille de la mariée ;  à l’assistance », bis ; « Aux voisins de la mariée » bis ; « aux habitants du quartier », bis, et ainsi de suite pour terminer toujours par : «  Et à toi et moi », bis. Après quoi il lâche le billet de banque et aussitôt les musiciens se déchaînent en son honneur.

Dans le temps, il était courant que le futur ne connaisse pas la femme que ses parents lui destinaient et qu’il ne l’ait même pas vue jusqu’au jour de son mariage. Les parents des futurs conjoints arrangeaient les choses entre eux et la marieuse* et c’était parfois des drames quand le marié constatait que sa compagne n’était pas à son goût. Par ailleurs, à moins qu’il s’agisse d’une veuve ou d’une divorcée, la future mariée devait obligatoirement arriver vierge et elle était déflorée, le soir de ses noces, non pas par son mari mais par une matrone dont c’était le métier.

La chose se passait au cours de la fête. Avant de procéder dans la chambre nuptiale où n’étaient présentes que des membres féminins des deux familles, la matrone envoyait une fillette aviser les musiciens qui, à ce moment, redoublaient de bruit avec leurs instruments afin de couvrir les hurlements de la pauvre mariée. La matrone plongeait alors un mouchoir blanc dans le sang que cette manipulation occasionnait ; le mouchoir était montré par la fenêtre aux assistants, attestant la virginité de l’épousée. Aussitôt les zagharites* fusaient et les femmes des deux familles se congratulaient en disant : « mabrouk!*, mabrouk! » à qui mieux mieux.

À cette époque, il était impensable qu’une jeune fille fautât ; c’était pour elle une condamnation à mort, surtout dans les villages de province. Si cela lui arrivait, elle était obligée de s’enfuir du village et terminait misérablement sa vie dans la grande ville.

 

Dans le cas où elle venait à être découverte, tout homme de la famille se devait de laver le aar, le déshonneur, la honte qui atteignait tout le clan. Alors, le père, le frère, l’oncle ou le cousin se chargeait de la tuer même s’il devait terminer son existence en prison. Telle était la coutume

 

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LE  BAKCHICHE

 

Le bakchiche* est une institution héritée des anciens occupants ottomans. C’est la onzième plaie d’Égypte. On y est confronté à tout bout de champ. Dans les quartiers pauvres, les enfants tendent la main en demandant avec insistance : « bakchiche, bakchiche », tout en vous poursuivant. Je crois personnellement que son origine provient de la grande disparité entre les riches et les pauvres. Ces derniers, par fatalisme, trouvent normal cet état de choses et, en s’adressant à la générosité des riches, ils leurs rappellent leur devoir envers les déshérités  sans avoir le sentiment de déchoir. C’est presque un droit qu’ils réclament. Ce n’est pas de la mendicité car les mendiants ne demandent pas, eux,  un bakchiche mais une hhassana*. Même dans ce cas, par dignité, ils disent : « Eetina menn ma aatakom allah » ce qui veut dire "donnez-nous (un peu) de ce que Dieu vous a donné."

Ce n’est pas seulement les enfants qui demandent le bakchiche ! Des adultes inventent mille et un prétextes pour vous rendre service et avoir ainsi le droit de vous le réclamer. Voici un exemple. Si vous garez votre voiture pour aller au cinéma, au restaurant ou ailleurs il y aura toujours un quidam qui a investi l’endroit de sa propre autorité et qui, à votre arrivée, vous indiquera les manœuvres à effectuer pour garer votre véhicule alors que vous n’avez pas besoin de lui pour le faire : « Un petit peu à droite, non, non, plus à gauche, reculez, avancez, etc. ». Il vous assurera qu’il en prendra la garde pendant votre absence (que vous le vouliez ou non) et à votre retour, il se dépêchera d’aller d’un véhicule à l’autre pour, comme la mouche du coche, donner ses directives pour quitter le parking. Au moment où vous voilà enfin dégagé, il s’accrochera à votre portière pour recevoir son bakchiche.

Aux heures d’affluence ou de sortie des cinémas et afin de ne pas risquer de voir un client  se défiler sans payer ce tribut, il est capable d’organiser une pagaille monstre, un embouteillage de première afin  que vous ne puissiez pas quitter la place sans son secours…

Suivant son importance et la personne à qui il est servi, le bakchiche deviendra tour à tour pourboire, passe-droit, coupe-file, dessous de table ou pot-de-vin. Rares étaient les fonctionnaires réellement malhonnêtes qui exigeaient une rashou, (qui se rattache à la prévarication), pour vous faire bénéficier, par exemple, de tuyaux sur les prix  présentés par vos concurrents lors d’une adjudication gouvernementale, ce qui vous permettrait de vous y aligner en hausse ou en baisse et de l’obtenir. Cependant, nombreux étaient ceux qui s’attendaient à recevoir une petite ou une grande enveloppe lors  de la délivrance, par exemple, d’une licence d’importation ou de quelque document officiel que ce soit. Si le fonctionnaire responsable de sa délivrance était lui-même intègre, vous n’aurez pas échappé aux demandes de bakchiches formulées par son secrétaire ou son farrache*. Il faut dire aussi que la plupart d’entre eux étaient peu payés et qu’ils essayaient ainsi d’arrondir leurs revenus. Cet usage faisait partie de la vie de tous les jours  et on ne pouvait pas faire autrement que de s’y adapter, aussi amoral fut-il. En le pratiquant vous-même vous participiez à sa pérennité et si vous refusiez de donner des bakchiches, vos affaires étaient bloquées au profit de ceux qui étaient plus compréhensifs.

 

Le 30/06/2007          

 

LE  ZÂR

EXORCISME

     

 

 

Les femmes des bourgeois égyptiens étaient visitées par de nombreuses matrones qui avaient des professions différentes : masseuses, épileuses, déchiffreuses de l’avenir en lisant dans la paume des mains ou dans le marc de café, laveuses, bonnes et cuisinières en extra, etc.

Avant la deuxième guerre mondiale, il était courant qu’un bourgeois égyptien eût plusieurs épouses légitimes ce qui était autorisé par la religion musulmane. S’il était très riche, chacune d’elles occupait un appartement séparé dans des rues ou des quartiers différents. Mais si sa fortune était réduite, deux ou trois épouses cohabitaient dans le même appartement avec leur progéniture respective d’où, souvent bagarres, crêpages de chignons et, quelquefois, drames. Lorsque le mari prenait une nouvelle femme, en général plus jeune que les précédentes, elle était souvent en butte aux tracasseries des anciennes qui se liguaient contre elle. Si la nouvelle épousée n’avait pas beaucoup de caractère combatif pour se défendre contre les méchantes entreprises de ses rivales, il arrivait qu’elle tombât en langueur, se laissât aller ou encore qu’elle subit une dépression nerveuse.

Alors intervenait l’une des matrones qui suggérait au mari que la jeune femme était possédée par le démon et qu’il fallait organiser un zâr en vue de l’exorciser. La cérémonie du zâr était pratiquée par un groupe composé de femmes et d’hommes ; mais, comme au Moyen-Orient il était impensable de mettre les femmes de la maison en contact avec des hommes, ceux-ci étaient généralement, ou se faisait passer pour, des homosexuels passifs. Ils portaient les cheveux longs et se maquillaient les yeux de kohl. Les maris les considéraient donc comme des eunuques.

Le chef du groupe venait conférer avec le mari, la matrone et les femmes de la famille : mère, belle-mère, tantes, etc. Après avoir fixé la date de la cérémonie, ces dernières invitaient le ban et l’arrière-ban de la famille, les voisines, les amies…Uniquement des femmes.

Un jour, un zâr eut lieu dans notre immeuble, dans l’appartement de notre voisin, un riche propriétaire égyptien. Dès la pointe du jour, une charrette arriva avec le groupe d’hommes et de femmes ; une seconde charrette transportait d’innombrables marmites, des victuailles et plusieurs tambourins de près d’un mètre de diamètre. Une fois la mise en place faite, le tam-tam des tambourins commença. C’était un battement sourd, monotone, lancinant que produisaient tous ces instruments en même temps.

Les officiants formaient un cercle dans lequel se trouvaient trois ou quatre de leurs comparses avec, au centre, la  "possédée". À chaque battement, ils penchaient le buste d’un côté, le relevaient puis le penchaient de l’autre tout en se déplaçant d’un  pas dans le sens contraire de aiguilles d’une montre. Le rythme des tambourins s’accéléra, le  son devint de plus en plus puissant. Parmi les assistantes, certaines se levèrent et s’intégrèrent au groupe dansant. Cette musique primitive et sauvage agissait sur leurs nerfs. Les femmes dansaient, tournoyaient sur elles-mêmes comme les derviches tourneurs ou gesticulaient d’une manière saccadée, les cheveux défaits, suivant le rythme ininterrompu, de plus en plus rapide, allant en s’amplifiant jusqu’à devenir assourdissant.

Les participantes entraient alors en transes ; elles perdaient l’équilibre, tombaient à terre, continuaient à suivre les battements par des soubresauts et l’écume aux lèvres. Alors, les battements s’arrêtaient un moment. On réconfortait  les participantes en les rafraîchissant avec de l’eau fraîche et de l’eau de Cologne. Des plats de nourriture circulaient parmi la nombreuse assistance. Après un moment de repos, les battements reprenaient et ainsi de suite jusqu’à la tombée de la nuit. Je n’ai jamais su si cette cérémonie du zâr a exorcisé qui que se fut mais elle devait faire plus de mal que de bien puisque sa pratique fut expressément interdite par les autorités sous peine de prison pour les contrevenants.

 

 

LES  TRIBUNAUX  MIXTES

 

Ils ont été créés, à l’origine, en vue d’inciter les Européens à venir s’installer en Égypte pour apporter leurs compétences et leur culture et où, grâce à ces tribunaux, ils seraient sûrs de voir leurs biens et leurs personnes protégés par des lois et des magistrats européens. Par la suite  il y a eu  des abus et maint Égyptien se vit dépouiller par des étrangers indélicats, grâce à ces tribunaux  et avec la complicité d’avocats sans scrupules. Vers la fin de l’occupation britannique, ils personnifièrent, aux yeux des Égyptiens, l’oppression des étrangers sur leurs personnes et leurs biens. Les juges étaient Français, Anglais, Américains, Italiens…Quant aux avocats, ils étaient de toutes origines. Les lois appliquées étaient essentiellement françaises, Codes Civil et Commercial, etc. et la jurisprudence, glanée dans le Dalloz et les Pandectes Françaises.

Les actes de procédure, les plaidoiries, les conclusions étaient réalisés uniquement en français et tout document : témoignage, attestation, devait être traduit dans cette langue. Il y avait l’École Française de Droit pour la formation des futurs avocats.

 Il y a de nombreuses anecdotes sur les Tribunaux Mixtes et les avocats. Je vous livre celle-ci : un avocat d’origine arménienne faisait sa plaidoirie à l’encontre d’un débiteur indélicat qui avait fait faillite. Emporté par son indignation face à la mauvaise foi flagrante du débiteur il s’écria, en remplaçant dans son émotion la syntaxe française par l'arménienne :

Monsieur le Juge !

Juge vous êtes, auto vous n’avez pas !

Avocat je suis, auto je n’ai pas !

Failli il est, auto il a ! ! ! !

À cette époque, une auto était un objet de luxe que seuls les gens fortunés pouvaient posséder ce qui laissait supposer qu’il s’agissait, dans ce cas, d’une faillite vraiment frauduleuse.

 

 

Le 31/08/2007          

 

GENTILLESSE  ET  GÉNÉROSITÉ

 

Je me souviens que lorsque nous nous sommes mariés, nous avons habité un immeuble où se trouvait un couple égyptien d’un certain âge. Quand ma femme est tombée enceinte, notre voisine lui envoyait tout le temps un plat de la recette qu’elle était en train de préparer (la cuisine égyptienne est très odorante) afin qu’elle n’ait pas une « envie » qui s’imprégnerait sur la peau du  futur bébé sous la forme d’une tâche représentant la denrée qu’elle était en train de cuisiner. Telle était la croyance populaire. Par la suite, elle demandait souvent de s’occuper du bébé pour donner du répit à mon épouse, fort jeune à cette époque.

Autres traits de gentillesse : quand arrivaient les fêtes juives, des amis de mon père nous envoyaient à la maison, à titre de présents, des volailles, des œufs ou des pâtisseries orientales.

Et puis, une pratique courante dans la vie égyptienne est de couvrir ses interlocuteurs de titres ronflants et dithyrambiques. On est traité, à longueur de journée, de bey ou même de pacha. Dans la réalité, le titre de bey vient tout de suite en dessous de  celui de pacha lequel est directement inférieur à celui de prince. Même dans la vie professionnelle, le plus petit des gratte-papiers est bombardé de hhadrett  el bâche kateb "Monsieur le Chef comptable" et le simple surveillant de travaux devient, pour le moins, bâche mohandez "Ingénieur en chef". Quant au maire du petit village d’à côté, il sera investi du titre de gouverneur de province. C’est un trait de caractère de l’Égyptien en général qu’on peut rattacher non pas à la basse flatterie mais plutôt à sa grande gentillesse et générosité ; tout en vous faisant plaisir, il s’en fait aussi à lui-même. Le proverbe n’affirme-t-il pas : « Dis-moi qui tu fréquentes  je te dirais qui tu es ».

 

 

LA PASSION

EL GHEYYA

 

Un homme habillé d’une galabeya*, sur la terrasse* d’un immeuble situé en plein quartier indigène, agite un drapeau blanc de droite à gauche et vice versa ; en même temps, il siffle comme un perdu. À qui donc sont destinés ces signaux ? On dirait qu’il veut se rendre à un ennemi invisible…Au bout de quelques minutes, un groupe de pigeons vole vers lui en effectuant des cercles concentriques et ils finissent par se poser sur le pigeonnier bâti sur la terrasse. Le bonhomme les examine ; on dirait qu’il les compte. Enfin ! J’ai compris de quoi il en retourne : c’est un jeu qui consiste à débaucher le maximum de pigeons des pigeonniers des alentours. À certaines périodes du jour, ce monsieur lâche ses pigeons qui volent vers d’autres pigeonniers dont les propriétaires ont lâché, eux aussi, leurs volatiles. Chaque groupe de pigeons effectue d’abord des cercles au-dessus de son pigeonnier puis d’autres plus amples et finissent par s’éloigner et se mêler à d’autres groupes. Au signal de leur propriétaire consistant à agiter le drapeau et à siffler, ils rentrent au bercail en entraînant avec eux des membres des autres pigeonniers. C’est le plaisir du jeu qui motive les propriétaires de ces gheyyas plus que l’appât de gagner quelques pigeons supplémentaires. Il y a des pigeons dressés dans ce but, généralement des femelles. Les propriétaires se passionnent tellement à ce jeu qu’on lui a donné le nom de gheyya dont la traduction littérale est : "passion"

 

 

LES  RAMASSEURS  DES  ORDURES

EL  ZABBALINE

 

 

Au Caire, il n’y a pas de service municipal pour le ramassage des ordures ménagères. Depuis des temps immémoriaux, ce travail est effectué par une corporation dont les membres s’égaillent de grand matin dans la ville et, méthodiquement, rue par rue, immeuble par immeuble, appartement par appartement, ils ramassent les ordures ménagères des habitants. Ils n’ont ni bureaux ni planificateurs ; il n’empêche que, pas un jour, le ramassage n’est resté en souffrance. Flanqué d’un pauvre âne miteux tirant une petite carriole brinquebalante, le ramasseur du quartier, muni d’un genre de couffin en feuilles de palmier tressées, monte au dernier étage de l’immeuble. Il sonne à chaque porte pour qu’on lui passe la poubelle qu’il vide dans son couffin. Il fait de même à chaque étage et, arrivé en bas, il porte son chargement jusqu’à la carriole, le vide, fait avancer l’âne de quelques mètres jusqu’au prochain immeuble où il procède de même. Et ainsi de suite.

Les carrioles sont vidées de leur contenu dans un emplacement qui leur est réservé, aux confins de la ville. J’ai entendu dire que cette corporation s’occupe aussi de la cuisson des innombrables edras* "jarres" contenant le foul* devant nourrir les habitants de la ville. Il paraît qu’ils ont, dans leur quartier, des fours immenses dans lesquels ils empilent ces edras* jusqu’au plafond. Ils trient dans les ordures ramassées tout ce qui peut servir de combustible, l’entassent autour et au-dessus de ces ustensiles et y mettent le feu. Au matin, le foul* est cuit et ils vont distribuer les edras aux innombrables restaurants populaires. Avant cette opération de cuisson, l’ouverture de la jarre aura été bouchée par son couvercle qui sera enduit de terre glaise en vue de la boucher hermétiquement. En plus de ce que peut leur rapporter tout ce qu’ils trouvent dans les poubelles qui pourrait avoir une valeur marchande, les zabbalines sont rétribués par une petite somme mensuelle que leur alloue chaque locataire des immeubles visités. Ces pauvres bougres ont un maintien triste et effacé : ils ouvrent rarement la bouche et se déplacent comme des fantômes.

 

 

Le 31/10/2007        

MÉTIERS  INSOLITES ET  AUTRES  MÉTIERS

 

LE MONTREUR DE SINGE

(EL  ORADATI)

 

 

Il arrive sur la placette, au croisement de plusieurs rues. Il est suivi de deux disciples et porte sur lui un troisième, caché, invisible. Nous le savons et notre cœur bat plus fort tant de frayeur que d’impatience et de curiosité. L’un des disciples, la chèvre, porte à califourchon sur son dos, le singe habillé comme un mousquetaire et dans des couleurs vives. Le montreur choisit l’emplacement qui lui semble le meilleur, à l’abri du soleil. Il dépose à terre un sac de cuir qui s’agite doucement et un sac de toile contenant les accessoires habituels. Aussitôt, les enfants accourent par dizaines des rues avoisinantes. Une T.S.F. mystérieuse les ameute. Ils font cercle autour du montreur. Dès que celui-ci juge la foule suffisante, il tire sur la laisse du singe qui saute à terre d’une cabriole, à notre grand amusement.

Les différentes parodies se suivent et se ressemblent toujours dans un ordre immuable. Nous les connaissons toutes par cœur pour les avoir vues des dizaines de fois par différents montreurs mais nous ne nous en lassons jamais. Pour aider le singe à jouer ses nombreux rôles, le montreur accompagne chaque sketch  d’un commentaire, ponctué de petits coups sur le tambourin. Le montreur annonce le premier titre de la parodie et lance sa badine au singe : ″Machye el sakrane″ ″Le comportement de l’ivrogne″.

Le singe se saisit de la badine, pose l’un des bouts sur l’épaule et, sautant sur une seule jambe, au rythme du tambourin, il dodeline de la tête d’un côté et de l’autre. On jurerait qu’il vient de quitter la taverne après des libations multiples. 

D’un coup sec sur le tambourin, le montreur met fin au sketch pour passer à la parodie suivante : Aaguine el fallaha  ″Le pétrissage de la pâte par la paysanne ″ Le singe s’accroupit et, dans une bassine invisible, il pétrit. Quel mime ! Il nous semble voir, sous ses mains noires et minuscules, la pâte immaculée qu’il ramasse de droite et de gauche pour l’incorporer à la masse, avec un balancement du buste d’arrière en avant et d’avant en arrière qui accentue les gestes.  Bref, du Nome el aazeb ″Sommeil du célibataire″ à la Machye el mékasahh ″Marche du cul de jatte″ on arrive à la finale qui est un simulacre d’une algarade entre le singe et son maître, à l’issue de laquelle il lui donne un quignon de pain sec pour le récompenser.

Et il attire à lui la chèvre. Du sac de toile, il sort un tout petit tabouret à trois pieds sur lequel la chèvre pose une patte, puis l’autre, la troisième et, enfin, la dernière. Puis il prend une bobine en bois de la forme exacte des bobines de fil à coudre mais en plus grand et, en la faisant glisser doucement sur le tabouret tout en tapotant les pattes de la chèvre avec sa badine, il oblige celle-ci à les relever l’une après l’autre et à les poser sur la bobine. Il en sort une deuxième, plus petite et refait de même ; et une autre, encore une autre, de plus en plus petite, jusqu’à ce que la chèvre se trouve juchée sur la dernière, pas plus grande qu’une bobine de fil à coudre normale.

Arrivé là, le montreur commence à taper sur son tambourin en chantant une mélopée qui menace la chèvre de punitions effroyables si elle tombe : elle sera écorchée vive, écartelée, grillée, etc. Nous sommes tout impressionnés et avons très peur pour la pauvrette.  Enfin, d’un dernier coup sur le tambourin, il donne le signal à la chèvre qui saute en l’air et tombe sur ses pattes écartées,  en même temps que tout l’échafaudage s’écroule.  Mais voilà que le moment tant attendu est arrivé et l’on ose à peine respirer !

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Il prend le petit sac de cuir et défait le lacet qui le ferme hermétiquement. Il tire sur la laisse du singe dont l’inquiétude a commencé et, lui désignant le sac ouvert posé à terre, il lui ordonne Hatt el makarona, ya oualad ! ″Petit, apporte le macaroni !″. Le singe est effrayé de ce que contient le sac et ne s’exécute pas. Deux ou trois coups de badine bien appliqués le font se rapprocher du sac tout en protestant énergiquement par des cris aigus. Il glisse avec appréhension sa petite main dans le sac et bondit en arrière, paniqué

Les coups pleuvent. Les enfants sont à bout de souffle à force de rire car les mimiques du singe les déchaînent mais ils ne se rendent pas compte que la malheureuse petite bête est aux abois. Entre les coups du montreur et la peur qui l’habite, le singe finit par attirer à lui le contenu du sac qu’il lance aussitôt à son maître et il s’enfuit en hurlant, aussi loin que le lui permette sa laisse : C’est un Serpent ! ! ! Le montreur l’attrape au vol et feint de le relancer sur l’assistance dont le cercle s’élargit aussitôt. Nous sommes hypnotisés par la vue du serpent avec lequel le montreur fait des nœuds et quelques autres tours.

Enfin, le spectacle s’achève. Le montreur donne le tambourin au singe qui le met sur la tête et fait le tour des spectateurs dont la plus grande partie se disperse aussitôt. Quelques-uns jettent dans le tambourin qui une pièce de monnaie, qui un morceau de pain ou une orange que le singe s’empresse de rapporter à son maître. Une explication s’impose. Comment se fait-il que tous les montreurs, avec des singes différents, leur fassent exécuter les mêmes tours dans un ordre immuable ? C’est qu’il y avait, dans un quartier éloigné de la ville, des dresseurs qui apprenaient ces tours aux nouvelles recrues, avec l’aide de vieux singes dressés, ce qui créait chez eux un mimétisme automatique qui facilitait les choses.  Les montreurs venaient louer, pour la journée, le singe, la chèvre et le serpent.

 

 

L’ALLUMEUR  DE  RÉVERBÈRES

 

Il est pressé ! Très pressé ! Ne doit-il pas allumer tous les réverbères de son secteur avant qu’il ne fasse complètement nuit ? Il porte une perche sur son épaule, terminée par un quinquet allumé. Un ergot y est planté avec lequel il ouvre la porte vitrée. Il introduit la petite flamme dans le réverbère, déclenche le dispositif et ô merveille ! Que la lumière soit ! Et la lumière fut ! Si le réverbère ne s’allume pas, c’est que le dispositif est défectueux ou bien le manchon, percé. Il le signalera à son collègue de jour lequel, une légère échelle sur l’épaule, parcourt la ville d’un réverbère à l’autre, nettoyant les vitres et remplaçant les manchons détériorés.

L’allumeur de réverbère me fait penser au dictionnaire Larousse familial de mon enfance qui nous a accompagnés toute notre vie et sur la première page duquel une femme souffle sur une fleur, avec en dessous la devise : ″Je Sème À Tous Vents″. Notre allumeur méritait de porter, lui, celle-ci : ″Je Dissipe Les Ténèbres″. Bien avant que nous quittions l’Égypte, l’allumeur de réverbères avait disparu, remplacé par un dispositif automatique allumant tous les réverbères de la ville. Dommage !

 

 

LE  RENIFLEUR  DE  GAZ

 

 

Quand la compagnie du gaz, en quelque sorte l’″E.D.F.-G.D.F.″ de là-bas qui s’appelait d’ailleurs la Compagnie Lebon et qui était une société française, soupçonnait

une fuite de gaz dans un quartier de la ville, elle y dépêchait son renifleur attitré. Celui-ci, muni d’une série de tubes creux d’environ 70 cm et d’un genre de tire-bouchon de même longueur, officiait tout le long des trottoirs au-dessous desquels couraient les conduites de gaz. D’un coup sec, il plantait sa vrille dans l’asphalte et se mettait à tourner, à tour de bras, jusqu’à ce qu’elle atteigne une certaine profondeur. Il arrachait alors le tire-bouchon et, dans le trou ainsi pratiqué, il introduisait   l’un des tubes dans le bout émergeant duquel il  enfonçait un morceau de papier spécial qui retenait l’odeur du gaz.

Il procédait de même cinq ou six mètres plus loin avec un autre tube et ainsi de suite. Quand il avait fini de les planter tous, il revenait sur ses pas et, retirant le premier tube, il le portait à sa narine, droite ou gauche mais toujours la même, afin de déceler l’odeur du gaz qui indiquerait la fuite.

Et, à chaque coup, je remarquais d’abord l’espoir suivi de la déception. Je n’ai jamais eu la chance de surprendre un renifleur décelant une fuite mais j’ai toujours été frappé par ce fait : combien la narine utilisée était énorme par rapport à l’autre. Ici s’avérait exacte l’expression : ″La fonction  crée l’organe″ !

 

 

LE  RÉTAMEUR  AMBULANT

(MOBAYAD EL NEHHASS)

 

 

Dans le temps, tous les ustensiles de cuisine étaient en cuivre et il fallait les faire rétamer de temps à autre afin d’éviter la formation de vert-de-gris. Cuivre, en arabe, se prononce néhhass et culotte, lébass. Cette rime facile est de tout temps utilisée par des jeunes loustics qui suivent à bonne distance le rétameur ambulant et, aussitôt qu’il lance son cri : abayad el néhhass c’est-à-dire ″je rétame le cuivre″, ils lui répondent en chœur oua chokhe fél lébass ce qui veut dire ″et je fais dans ma culotte″. Le rétameur ambulant est l’objet de cette taquinerie de père en fils et il a toujours sur lui quelques petites pierres choisies avec soin, qu’il lance avec adresse à ses provocateurs. Enfin ! Une cliente ! Elle l’appelle. Il monte. Marchandage. Accord. Pendant qu’il s’installe dans la rue, à la porte de l’immeuble, on lui descend les ustensiles à rétamer : casseroles, marmites, bassines, poêles, cuillers, fourchettes, louches, etc… Il fait un trou dans la terre[1], y introduit le bout d’un soufflet, recouvre le tout de charbon et allume son feu. En attendant que celui-ci prenne, il récure à fond chaque pièce avec de l’eau et du sable car l’étain ne prendra pas si l’ustensile est sale. Lorsque la marmite ou la bassine est assez grande, il y met un peu d’eau et de sable et la récure avec…. ses pieds nus ! Pour ce faire, il entre debout dans la marmite et, se retenant des deux mains appuyées sur le mur de l’immeuble, il se déhanche de droite à gauche et de gauche à droite en effectuant ainsi une danse sur place qui a pour effet de nettoyer complètement la pièce à rétamer. Les enfants et la bonne  l’approvisionnent en eau. Un cercle d’enfants l’entoure ; subjugués par le feu, ils lui rendent de menus services dans l’espoir de manœuvrer le soufflet.

Enfin, le feu a bien pris et les ustensiles sont propres. Il met chaque pièce sur le foyer, il la tourne et la retourne avec une longue pince. Quand il juge qu’elle est suffisamment chauffée, il la retire et trace dessus quelques traits avec le bâton d’étain qui se déposent sur l’ustensile. Il attrape aussitôt une grosse poignée de coton brut se trouvant dans une assiette devant lui et pleine, à ce qu’il me semble, d’alun ou de potasse en poudre, qu’il passe rapidement sur l’étain pour l’étendre. Et c’est un ballet rapide : quelques secondes sur le feu, une caresse avec le coton et, au fur et à mesure, l’ustensile de cuivre se transforme en argent étincelant ! A midi, on lui envoie son déjeuner.

Il mange rapidement pour ne pas laisser tomber le feu et reprend son travail qu’il termine vers la fin de l’après-midi. S’il a trop lésiné sur l’étain, qui est cher, le rétamage ne tiendra pas longtemps et c’est un client de perdu. Mais, s’il est consciencieux, il servira pendant de longues années les mêmes clients qui le recommanderont aux parents et amis. On se méfie toujours d’un nouveau venu dans le quartier et les enfants se relayent auprès de lui toute la journée. En effet, combien de rétameurs inconnus non surveillés, n’ont-ils pas disparu en emportant avec eux toute la batterie de cuisine ?

 

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haut de page

 

GLOSSAIRE

 

Ce GLOSSAIRE englobe, par ordre alphabétique, TOUS les mots comportant un astérisque. Il donnera, pour chacun d’eux, leur traduction et les explications qui les concernent.

 

Aattar            Marchand d’épices, encens et herboristeries. Il         prépare aussi, à  la demande, des compositions d’herbes contre le « Mauvais œil » ou encore pour telle ou telle maladie, ainsi que des amulettes et des talismans.

Artous            Composition d’une quinzaine d’épices sélectionnées par le "Aatar" pour la préparation                        de la fameuse  "Méfata’a".

Becafigua        Becfigue, petit oiseau migrateur.

Bakchiche     Mot d’origine turque signifiant  "Pourboire".

Baouab            Portier. Chaque immeuble a un concierge mâle    appelé "baouab".

Bastourma       Pastrami. Viande de bœuf séchée au soleil.

Batarekh         Poutargue. Œufs de poissons, séchés et agglomérés, très appréciés dans tout le Moyen-            Orient.

Bey                 Titre honorifique d’origine ottomane, de rang inférieur à celui de pacha.

Bonne              Domestique. Il était courant pour les Européens et les bourgeois égyptiens d’avoir à leur service des bonnes et des domestiques. Ce n’est pas un terme de dédain et ceux-ci étaient souvent traités comme des membres de la famille et, en tous cas, avec gentillesse et affection. Les gens fortunés avaient également des bonnes, des domestiques, des nurses, des chauffeurs européens.

Cachère          Préparé suivant les rites israélites.

Caïrote           Habitant du Caire.

Caraïsme         Secte juive.

Chaouiche        Agent de la voie publique recruté dans les couches     populaires, généralement peu instruit.

Chouar            Trousseau de mariage.

Cognac            Cette liqueur était employée comme le whisky, coupée  ou non d’eau minérale genre Perrier. Tous les deux pouvaient accompagner tout un repas.

Coptes            Égyptiens christianisés depuis des siècles, descendants des Égyptiens de l’époque                                                      pharaonique. Ils sont réputés pour leur extrême honnêteté et toute affaire commerciale avait son ou ses coptes.

Dokhla             Littéralement, signifie « entrée ». La dokhla symbolise la nuit des noces chez les Égyptiens        musulmans.

Domestique     voir « Bonne ».

Dot                 Somme d’argent que le père de la mariée verse au futur gendre. Accompagnée souvent de bijoux, meubles, trousseau, etc. Dans certains cas, chez les       israélites et certaines communautés européennes, les parents de la mariée s’engageaient à héberger le couple durant une ou plusieurs années ; on appelle                             "meza franca" c’est-à-dire « table franche ». Les jeunes filles sans dot trouvaient rarement à se marier sans le secours d’associations                        philanthropiques.

Edra                Jarre en cuivre ou en terre cuite.

Eema               Coiffure composée d’une "taêyya" calot entourée d’un  turban.

Eerg-souss      Jus de réglisse.

Effendi           Titre honorifique d’origine turque de rang inférieur à celui de bey ; très couramment employé en Égypte pour interpeller quelqu’un.

Égyptien         Par opposition à l’appellation "Khawaga "   (pluriel :"Khawagates") ce terme désigne essentiellement le natif d’Égypte musulman ou       copte.

Encenser         Agiter l’encensoir devant quelqu’un ou le faire passer par-dessus sa tête.

Envie               Tâche sur la peau d’un enfant figurant parfois la forme d’un fruit, fraise, cerise, etc. La croyance populaire veut que cette tâche résulte d’une         « envie » non satisfaite de la mère, pendant la grossesse.

Falafel            Appelé aussi "taameya". Boulette frite composée de févettes trempées puis moulues avec de la coriandre, cumin, ail, persil, cébette, sel, etc.

Fassouh           Variété d’encens. À noter que le fassoukh n’est pas blanc mais au contraire d’un noir foncé et brillant. On le flatte pour qu’il soit plus efficace. Toujours   la flatterie.

Farrache         Employé subalterne chargé des travaux de ménage, des courses, etc.

Fellah              Villageois.

Foul                 Variété de fèves très appréciée en Egypte par tout le monde, riches ou pauvres. Préparé, on l’appelle "Foul  Médamess".

Galabeya         Robe d’homme typiquement égyptienne que portent surtout les gens du peuple et ceux de la        province.

Gandoura         Blouse sans manches portée sous le burnous.

Ganzanbil        Gingembre.

Goza               Un genre de narghileh rudimentaire.

Hag                 Titre religieux attribué au fidèle musulman qui a fait le pélerinage de La Mecque et, par extension, à toute personne supposée l’avoir fait ou envers qui          on désire manifester le respect dû à son âge ou à sa piété.

Hhassana         Aumône.

Kafas              Cageot fabriqué avec  des branches de palmier.

Khawaga          Pluriel : Khawagates. Personne d’origine étrangère et de confession non musulmane ; s’applique        essentiellement aux Européens d’Égypte.

Khochaf           Sirop contenant des fruits secs.

Kofta              Boulette de viande hachée, grillée ou frite.

Maalèche         Littéralement "cela ne fait rien". Mot très employé en Égypte pour aplanir toute difficulté.

Mabrouk          Félicitations.

Melaya            Pièce de tissu de couleur noire avec laquelle les           femmes égyptiennes du peuple s’entourent de la tête aux pieds, par dessus leur robe.

Mezouzah        Talisman apposé sur le panneau droit de la porte d’entrée d’un juif pratiquant, contenant des versets de la "Thora", dans un petit boîtier, rappellant à      toute personne qui franchit ce seuil, ses devoirs                                vis-à-vis de Dieu et des hommes.

Mezzes           Amuse-gueule typiques au Moyen-Orient accompagnant tous les breuvages alcoolisés. Il y en             a des dizaines de variétés.

Millième          Pièce de monnaie représentant la millième partie        d’une livre égyptienne.

Narguileh        Pipe à eau composée d’un grand récipient en verre, en forme de carafe, sur l’ouverture de laquelle est vissée une tête, sur laquelle est fixée d’une part, une rondelle en terre cuite supportant le tabac et, d’autre part, un tube en cuivre prolongé par un long tuyau flexible comportant un embout en ivoire duquel on aspire la fumée. On pose sur le tabac des petits morceaux de charbons ardents qui le consument. Quand on aspire, la fumée passe dans dans l’eau de la carafe, et sort dans la bouche du fumeur.

Omm               La mère de…La mère de Salem, la mère de Morsi.        Chez les Égyptiens on n’appelle pas les femmes mariées par leur prénom mais par celui de l’aîné ou de l’aînée de ses enfants.

Pacha              Titre honorifique d’origine turque, de rang supérieur à celui de bey.

Piastre            Centième partie d’une livre égyptienne, qui vaut         dix millièmes. La "petite piastre" vaut cinq millièmes.

Portier            voir "Baouab" .

Raki                Anisette. Coupée d’eau, elle peut accompagner tout un repas.

Roof-garden    Ce mot est d’origine anglaise. Sur la terrasse du         dernier étage des immeubles abritant certains grands hôtels est aménagé un restaurant-dancing en        plein air.

Roses              Sirop et confiture de roses. Élaborés à partir de pétales de roses additionnées de sucre, Ils sont offerts au cours de toute réception et évènement      heureux : naissance, mariage, fiançailles, réussite à un examen, guérison d’une maladie, retour d’un  voyage, etc. Ici, la rose symbolise la joie.

Sahleb            Breuvage servi chaud à base de lait sucré         additionné d’un peu de poudre de la racine d’une certaine variété d’orchidée.

Semit              Bâtonnet ou bracelet de pain tendre recouvert de graines de sésame.

Sett               Madame. Se dit SI au masculin.

Si                   Monsieur. Diminutif de Sidi. Se dit SETT au féminin.

Souates           Plaintes bruyantes et hurlements de douleur.

Souk               Lieu comprenant une ou plusieurs rues où se groupent les commerçants en gros ou en détail d’une même branche d’articles. Il y a ainsi le Souk des tissus, celui de l’alimentation, des papiers, des bijoux, des épices, des parfums, etc.

Taameya          Voir : Falafel

Taeya              Coiffure masculine qui couvre le sommet du crâne.

Taraboka         Poterie en argile, évasée d’un côté, sur laquelle est tendue une peau fine sur laquelle on tape avec les                                                    mains nues.

Tarbouche       Coiffure typique égyptienne, rigide, de couleur rouge éclatant, de la forme d’un pot de fleurs         renversé.

Tehina             Pâte de graines de sésames écrasées. Diluée avec de l’eau, vinaigre, citron, sel plus cumin, ail et persil haché elle donne un genre de coulis très apprécié ici.

Terrasse         En Égypte, la toiture des immeubles est horizontale en plate-forme, entourée d’un parapet en      maçonnerie d’environ un mètre de haut.

Trictrac          Jeu qui se joue à deux personnes avec des pions et des dés sur un tableau à deux compartiments. Un                                                genre de jacquet typique du Moyen-Orient.

Zhagharites    Cris poussés en tournant rapidement, en même temps, la langue dans la bouche. Exprime la joie.

 

 

SOMMAIRE S0MMAIRE de L’ EGYPTE QUE J’AI CONNUE

 

 

Page

 

 

Introduction

9

Poème : Sous ton ciel bleu

10

 

 

 

 

HISTORIQUE

 

 

 

L’Egypte que j’ai connue

11

L’Egypte d’avant l’Affaire de Suez

13

Le folklore égypto-européen-Les quartiers mixtes

19

Nos derniers jours en Egypte-Novembre 1956

21

 

 

 

 

TRANCHES DE VIE

 

 

 

Les estivages

29

Les cafés

38

Les tramways

43

Le marchandage

45

Les petits déjeuners

47

Histoires de drogues

51

Un enterrement européen

55

La pesée

56

Le mauvais oeil

57

La monnaie

60

Bokra, Incha’allah et Maalèche

61

Essteftahh

63

Place Ataba el Khadra

64

La guerre des biscuits secs

72

L’hospitalité proverbiale des Egyptiens

73

Us et coutumes dans le commerce

76

La maréchaussée

79

Un enterrement bourgeois égyptien

82

Un mariage populaire égyptien

85

 Le zär (Exorcisme)

88

 Le bakchiche

90

Les tribunaux mixtes

92

Gentillesse et générosité

93

La passion "El gheyya"

94

Les ramasseurs des ordures "El zabbaline"

95

 

 

 

 

METIERS INSOLITES ET AUTRES          METIERS

 

 

 

Le montreur de singe "El oradati"

97

L’allumeur de réverbères

101

Le renifleur de gaz

102

Le rétameur ambulant "Mobayad el néhass"

103

Le placeur en chef "Cheikh el mokhadémine"

104

L’entrepreneur de pompes funèbres

106

Les ramasseurs de vieux journaux

107

Les laveuses "El ghassalates"

109

Le brûleur de graines "El ma’la"

111

La marieuse "El sémssara"

114

La bouza

119

La boutique aux salaisons "El torchagui"

120

Les ramasseurs de mégots "El sabbarssaguéya"

121

Robabékia et Bottiglia

123

Les repasseurs "El makouagueya"

125

Le laitier "El Labbane"

129

Les vendeurs ambulants

130

L’éternel accidenté

134

Le réparateur de réchauds à pétrole

135

Le cardeur ambulant "El ménagued"

138

Le fabricant de bastourma

139

 

 

 
 
L’ENFANCE ET L’ECOLE
 

 

 

Collège des frères des écoles chrétiennes

141

Sur le chemin de l’école

146

La roulette des délices

152

La boîte des merveilles "Sandou’ el aagabe"

154

Maccabi World Union

156

 

 

 

 

L’ADOLESCENCE

 

 

 

Ma rencontre avec un nazillon

159

Sur le chemin de la vie

161

S.A. des Drogueries D’Egypte

164

British army

167

Intermezzo

172

 

 

 

 

L’AGE DES RESPONSABILITES

 

 

 

Ahmad Salah

175

Le souk des papiers

177

Le charretier en chef "Cheikh el chayyaline"

182

Hag Mahmoud et Hag Latif

184

Une noce mémorable

188

Un hasard providentiel

190

 

 

PARCOURS EN EGYPTE D’UNE FAMILLE D’IMMIGRES EUROPEENS

 

 

 

A l’ombre du Sphinx

193

Mon père

197

Cartes de visite

204

Pérégrinations

205

Ma mère

207

La fête de Pourim

210

La droguerie de l’oncle Mose

212

Un homme trop bon

219

Hango Zada Hanna et son frère Madhi

222

Tonton Félix

223

Le médecin de famille

226

Les deux compères

227

Jo et Maurice

228

L’épicier malhonnête

229

Le singe trop gourmand

230

Jo «Von Braun»

231

La veillée

233

La charrette de Azzari

234

La mefata’a

237

Les musiciens

241

Le pacha irascible

243

Le fils de la voisine

245

La séance hebdomadaire de cinéma

247

Le délicieux suppositoire

250

La bouteille de champagne

251

La bibliothèque familiale

252

Le mystérieux Monsieur Moreno "Takhabiles Moreno"

254

Eid el farkha

255

La table et la vitrine

257

Mon hommage à Sayed

259

GLOSSAIRE

263

 

 

 

 

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[1] En Égypte seules les grandes artères des principales villes étaient asphaltées.