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L’ETREINTE DU PASSE
Chers Amis,
Madame
Ce livre nous donne l’occasion de découvrir un
passé prestigieux concernant les Juifs d’Egypte, que beaucoup
ignorent.
Chaque future Mise à Jour du Site comportera plusieurs pages
de ce précieux document, jusqu’à épuisement. Voici
les premières.
Qui
n’a point de passé
n’a point de présent !
Et que peut-il attendre de l’avenir ?
Ce livre est dédié à tous les enfants et petits
enfants des
familles Mosséri, Chémès, Vidal
et Cohen-Saban….Qu’ils sachent comment et
d’où ils sont venus…
Nona Esther Vidal-Mosséri
L’ETREINTE DU
PASSE
L'ÉTREINTE DU PASSE
Autobiographie Historique
Sur les Juifs d’Egypte
De 1885 à 1934
Par:
Ce livre est une autobiographie Historique
sur les Juifs d'Egypte, entre les années 1885 jusqu'à
Comme l'avait si bien écrit
Jacqueline Kahanov, écrivain Israélienne née au Caire en
1917: "les Juifs d'Egypte qui possédaient un talent de narration
exceptionnel, et laissèrent après eux des documents historiques
importants, n'ont jamais documenté leur vie sociale, leur vie de chaque
jour. Ce sujet était comme tabou à l'époque. Comme si l'on
craignait de briser cette harmonie fragile, qui permettaient la coexistence
entre différentes classes, différentes communautés,
différentes religions."
"L'Etreinte du Passé"
ayant été écrit dans sa grande partie en Egypte, il est
donc un des rares livres décrivant la vie des juifs d'Egypte à
cette époque, dans sa vérité, à même le
terroir, sans nostalgie aucune.
Avec l'auteur de ce livre, nous parcourons
non seulement des faits historiques de très grande importance, mais nous
retraçons aussi en un brillant coup de pinceau, le Folklore Egyptien et
Judéo-Egyptien dans ses années florissantes du début du 20e
siècle. A travers le quotidien de cette glorieuse famille, ce sont les
faits et coutumes d'un temps révolu que nous découvrons, la
nonchalance, le brio et l'humour authentiques aux années 20, qui
continuèrent en Egypte jusqu'à la moitie du vingtième
siècle.
C'est aussi un des rares livres qui
décrivent le quotidien de
Apres séquestration des biens de son
mari
Par ses écrits, l'auteur de ce
livre, décédée le 31 Janvier 1984 après une longue
vie de labeur, a légué à l'histoire un document
incomparable autant par sa fraîcheur et sa facilité de lecture,
que par son authenticité.
-o-o-o-o-o-o-
CHAPITRE I
Les étoiles au ciel
s’allumaient une à une. Les ombres s’allongeaient lentement
sur
« Dieu soit
loué », la voix du barquier monta dans le silence.
« Dieu soit loué nous sommes arrivés, Monsieur
David ! » L’embarcation avait cogné la petite
passerelle. L’homme en galabieh bleue se dépêcha de
l’attacher solidement à une des poutres de bois. «
Voila vos effets, continua le batelier, est-ce que Sayed, le muletier, vous
attend ? »
« Je suis là, cria une voix,
soyez les bienvenus !!! » Le serviteur s’empara des
paquets, les mit dans la sacoche posée au travers du mulet. Il tendit
ensuite les deux mains, aida son maître à sortir de la barque et
à monter sur le dos de l’autre mule.
« Que la paix soit avec vous !!
Oui, la paix du cœur, la paix de l’âme, la paix en vos
familles ! La paix sur les chemins douteux, dans votre entourage, la paix
vraie, sans détours, qui se reflète sur les visages. »
Les deux hommes allaient lentement, sans hâte, assis confortablement sur
les bonnes bêtes. Ils avaient deux kilomètres à traverser
avant d’arriver à la petite ville. Deux ou trois petites
lumières brillaient au loin car la nuit n’était pas encore
tout à fait venue : un crépuscule merveilleux, une
suspension d’haleine dans toute la nature environnante. Le jour semblait
à regret quitter
Mais Sayed, le fidèle serviteur de
David, était connu pour sa force à dix mille lieues à
« Je t’attends depuis le
matin, Sidi ! »
« Oui, dit David, mon mal de
tête m’a empêché
« Nous sommes déjà
à
« Mais, bien sûr, Sayed,
moi-même je ferai comme toi : après ma plongée dans
cette eau miraculeuse, cette source qui nous arrive du tréfonds de la
terre, après en avoir bu une gorgée, je me sens
allégé d’un fardeau qui me pesait sur les épaules.
Cette source est une bénédiction du Créateur. »
Le serviteur avait remis
son
unique vêtement et murmurait sa prière sur la natte de paille
posée ici même à l’intention de tous les passants.
Déjà la voix du Muezzin lui arrivait du haut de la tour de
« Que puis-je dire, Sidi ?
Sidi est content du chemin de fer, mais moi, mais nous, les muletiers, les
barquiers, les charretiers, que ferons-nous ? » David fut
secoué par un grand éclat de rire qui retentit dans
« Gros bêta, lui dit-il,
mais vous travaillerez triplement plus. Les touristes viendront nombreux
connaître cette nouvelle contrée bénie. Ils bâtiront
des hôtels, des villas, aménageront un nouveau Souk à tous
vos produits agricoles, occupant tous ces gens, leur donnant du travail
à tous ceux-là qui s’échauffent au soleil à
longueur de journée en chassant les mouches. Tu vois d’ailleurs
combien les gars d’ici ont gagné de l’or en travaillant pour
Suarez qui leur a aménagé des tentes pour dormir dans le
désert, une cantine qui leur donne trois bon repas par jour et tout cela
sans compter le personnel du chemin de fer qui s’installera ici avec les
nombreuses familles. Tu promèneras leurs enfants à dos
d’âne, tu leur montreras la vieille ville, ses ruines et ses
antiquités, tu les amèneras à San Giovanni pour le
thé ! Est-ce que l’on pourra jamais oublier les berges du Nil
et sa beauté, son eau douce comme le sucre, son eau tantôt verte,
tantôt bleue selon le ciel et le chant des bateliers si bons, si
chaleureux qui partagent avec nous leur bon pain noir et leur miel si
savoureux. Ils amèneront et ramèneront les gens visiter Kom Ombo,
la vieille ville des pharaons, leurs tombes, leurs grottes remplies de
surprises. Et Cham El Nessim ? Tu oublies donc Cham El Nessim ? Qui
ne fête pas ce retour du Printemps au bord du Nil ? La ville
entière, les cfars se rencontrent, chantent, dansent au bord de
l’eau tranquille. Je te préviens dès à présent :
tu n’auras pas le temps de mettre une bouchée de ton bon battaou
en bouche ou de briser l’oignon en deux avec ton poing pour conjurer le
mauvais œil, tellement tu auras à faire ! Et puis vos femmes,
vos filles si douces, si bonnes, pourront aider les mères de famille
à faire un peu de ménage, de lessive, à cuire le pain.
Elles s’achèteront un bout de terre pour la dourra, le blé
ou une bonne vache laitière ou au moins quelques volailles. Que dis-tu
de tout cela ? »
« Qu’ai-je à dire
Sidi ? Toi, tu es comme le prophète Mohamed : tu sais lire, tu
sais écrire, tu sais penser et tu vas si loin, si loin sans bouger de ta
place et je suis heureux de t’entendre, d’être à tes
côtés et je suis prêt à faire tout ce que tu dis et
tout ce que tu demandes. » Nous sommes arrivés Sayed, rentre
mes paquets, allume la lampe à pétrole pendant que je me
déshabille. Je me sens un appétit de loup ; il y a presque
deux jours que je n’ai rien mis en bouche et ma femme qui avait préparé
de si bonnes choses pour le Samedi ! Elle a juré de me les remettre
et me fit jurer de tout manger. Viens, mon frère, viens partager avec
moi mon repas. Oh que de bonnes choses en effet ! Et Sayed ne fit pas de
façon. Avec des hums et des hums, des allahs répétés,
il avalait, se suçait les doigts : Les farcis de courgettes toutes
petites, les gros bouts de viande succulente, le poisson qui fleurait si bon
l’ail et le céleri, même la grosse casserole de riz à
la financière plein de sounobars et de petits morceaux de foie,
même cette casserole se trouva vidée de son contenu en un clin
d’œil.
« Tu es content
Sayed » ? dit David . Le serviteur eut honte d’avoir
tant mangé en face de son maître :
« Que Sidi m’excuse,
c’était si bon que je ne sais plus ce que je faisais. »
« Mais non, Sayed, tu n’as pas à t’excuser, il
fallait manger tout cela. Il ne fallait pas qu’il en reste quelque chose,
tout ce serait gâté demain. D’ailleurs, moi aussi j’ai
bouffé comme je ne l’ai jamais fait de ma vie. Il nous reste
encore des gâteaux pour le café de demain matin. Seulement, une
question me travaille ; moi qui veut amener ici toute ma famille, je ne
sais où
« Sidi, dit-il joyeux,
j’ai trouvé ! Hier, justement, j’ai entendu mon neveu
raconter que le gouverneur de Helwan cherche un bon locataire pour son ancienne
maison. C’est exactement ce que tu cherches : comme la grandeur de
ta maison et une grande cour l’une supérieure et l’autre
inférieure avec la chambre de lessive. Sans parler de
« Sayed, merci pour le bon
renseignement » dit-il, « dès demain matin,
j’irai voir le gouverneur. »
Ainsi fut fait ; David fut reçu
chaleureusement par cet homme. Habillé à
l’européenne, toujours tiré à quatre
épingles, rasé de près, le teint clair, les yeux bleus, la
moustache blonde, la bouche toute petite et rieuse malgré son air
très, très sérieux. Cet homme, mon grand père
paternel, avait l’air d’un aristocrate de la haute
société des pachas Ottomans qui, en ces années
étaient d’une grande influence en Egypte. Le gouverneur fut
enchanté d’avoir pour voisin un homme instruit qui gagnait
honorablement sa vie. Depuis deux ans, il l’avait vu tous les jours, du
matin au soir, assis derrière son comptoir de changeur. Jamais personne
n’avait élevé une plainte contre lui. Tout le monde
l’aimait et il avait toujours un bon mot pour chacun. L’affaire fut
rapidement conclue : c’était comme si la main de Dieu menait
les choses. La semaine suivante fut mémorable pour la petite ville de
Helwan. La nouvelle gare fut inaugurée en grande pompe. Des
personnalités, des consuls venus des quatre coins du Caire, des princes
de
« Mais », dirent-ils
un matin. « nous ne pouvons continuer à vous déranger
ainsi » ; surtout que la période des Fêtes
approchait à grands pas. Tous signèrent une pétition
demandant à Henri Suarez de les aider à élever un Temple
à Dieu. Quelle ne fut leur surprise d’apprendre par retour du
courrier que le nouveau Temple était en voie de construction dans telle
rue, tel numéro et qu’il serait prêt pour les offices du
Nouvel an. Henri Suarez tint parole. Sa mère qui était
d’une très grande piété avait insisté
auprès de son fils pour construire la maison de Dieu. Rien n’y
manqua : ni les lambrissures de bois précieux importés
d’Espagne, ni les beaux parements d’argent ou de cuivre
dorés importés d’Allemagne. L’Autel en marbre blanc
veiné de rose venait d’Italie spécialement. Du velours
rouge brodé d’or drapait l’armoire des Livres Saints, de
beaux lustres du plus pur cristal s’allumaient de mille feux au moindre
balancement et des veilleuses à huile suspendues au plafond par de
lourdes chaînes étonnaient le regard. Un petit escalier menait par
la cour intérieure à l’étage supérieur ou les
dames assises sur des chaises confortables assistaient nombreuses à
toutes les prières. Dans la grande cour extérieure,
Les gens venaient plus nombreux et
s’installaient dans le pays. Des hôtels poussèrent comme des
champignons après la pluie : l’Hôtel Antonio, le Grand
Hôtel, le Windsor. C’était des palaces en bonne et due forme
avec une direction et une cuisine européennes.
David Mosseri souriait à Sayed,
derrière son comptoir de changeur. Celui-ci venait d’arriver avec
son dernier né, Salomon, à cheval sur ses épaules.
C’était un bel enfant de huit ans déjà et Sayed se
faisait un honneur de le porter. Il était toujours fier quand Maurice
d’une main et,
« Alors, Sayed, quel bon vent
t’amène à cette heure, n’y avait-il rien à
faire à la maison ? »
« Non, Sidi, il y a plein
à faire, car nous attendons de nouveaux pensionnaires. Madame Esther te
prie de ne pas oublier le sucre pour la confiture de dattes. »
« Voilà de l’argent
pour 5 kilos. Pourvois-toi tout de suite pour que ma femme soit tranquille. »
Des pensionnaires ? Oui, les plus
nobles familles, la fine fleur de l’aristocratie Israélite se
donnaient rendez-vous chez David Mosseri. Les grandes dames retenaient leur
chambre bien avant la saison d’hiver. L’aisance, la santé,
la joie régnaient dans la grande et belle maison de David Mosseri. Il
était heureux et ses yeux devenaient très doux en pensant
à sa fidèle et bonne compagne : son aînée Louna
d’une grande beauté avait trouvé l’élu de son
cœur. Bientôt on célèbrera son mariage. Son cadet
Abram travaillait déjà depuis longtemps et Sayed, le
fidèle serviteur, l’accompagnait sur tous les chemins, qu’il
pleuve ou qu’il vente, qu’il fasse beau temps ou trop chaud. Les
jours, les années s’enfuyaient laissant derrière de longues
traînées de bonheur. Henriette venait de quitter la maison
paternelle pour celle de son époux. Maurice venait avec Salomon de finir
ses études primaires au collège des Frères. Ces
deux-là étaient inséparables ; on les croyait des
jumeaux. Ils jouaient, mangeaient, dormaient ensemble ; tout ensemble,
même les petites comédies où ils imitaient avec une
facilité étonnante telle ou telle personne de la famille ou de
l’entourage. Et les rires fusaient dans tous les coins de
« Non, Sidi, il y a plein
à faire, car nous attendons de nouveaux pensionnaires. Madame Esther te
prie de ne pas oublier le sucre pour la confiture de dattes.
« Voilà de l’argent
pour 5 kilogs. Pourvois-toi tout de suite pour que ma femme soit
tranquille. »
Des pensionnaires ? Oui, les plus
nobles familles, la fine fleur de l’aristocratie Israélite se
donnaient rendez-vous chez David Mosseri. Les grandes dames retenaient leur
chambre bien avant la saison d’hiver. L’aisance, la santé,
la joie régnaient dans la grande et belle maison de David Mosseri. Il
était heureux et ses yeux devenaient très doux en pensant
à sa fidèle et bonne compagne : son aînée Louna
d’une grande beauté avait trouvé l’élu de son
cœur. Bientôt on célèbrera son mariage. Son cadet
Abram travaillait déjà depuis longtemps et Sayed, le
fidèle serviteur, l’accompagnait sur tous les chemins, qu’il
pleuve ou qu’il vente, qu’il fasse beau temps ou trop chaud. Les
jours, les années s’enfuyaient laissant derrière de longues
traînées de bonheur. Henriette venait de quitter la maison
paternelle pour celle de son époux. Maurice venait avec Salomon de finir
ses études primaires au collège des Frères. Ces deux-là
étaient inséparables ; on les croyait des jumeaux. Ils
jouaient, mangeaient, dormaient ensemble ; tout ensemble, même les
petites comédies où ils imitaient avec une facilité
étonnante telle ou telle personne de la famille ou de l’entourage.
Et les rires fusaient dans tous les coins de
La saison touchait à sa fin ;
elle avait été particulièrement bonne. De septembre
à Mars, toutes les cinq chambres avaient été
occupées successivement. La cassette était bien garnie ; des
liasses de livres Sterling bien rangées au fond. Un petit sac en toile
plein de livres d’or et là-bas, là-bas dans un coin, les
bijoux de
d’émeraude.
Aout 2009
SUITE DU
CHAPITRE I
Grand-mère
ne quittait jamais la maison et c'était elle qui gardait la clé
de la cassette. A toute heure du jour on s'adressait a elle soit pour qu'elle y
place de l'argent, ou soit pour qu'elle en retire. Elle était toujours
la, fidèle gardienne du petit trésor de trois générations.
Grand-père David, était tout en extase devant son petit-fils qui
souriait dans son berceau de dentelles. Il oubliait d'aller à son
travail. Ce n'était pas qu'il paressait mais il savait que son fils
Sleman l'avait déjà devancé depuis très tôt
et il pouvait compter sur lui. Derrière le comptoir de son père,
il avait le même flair des affaires heureuses et celles qu'il fallait
refuser. L'agencement de tous les journaux en toutes les langues était a
eux ainsi que celle très florissante de la vente de la loterie de Helwan
exclusivement fructueuse; cette loterie la première en son genre, vendue
dans toute l'Egypte, due a l'intelligence de Suarez et a son
ingéniosité, fut conçue pour l'assainissement des villes
nouvelles: tous les revenus étaient consacrés a financer le trace
des routes, les installations d'eau courante, d'électricité, de
cliniques, la construction- d'écoles etc, etc...
"Je
prends vraiment de mauvaises habitudes", fit David, "cet enfant me
retient à la maison plus qu'il n'est permis. Allons, Esther, passe-moi
mon veston et que j 'aille voir ce qui se passe là-bas."
S'essuyant
les mains dans son tablier, elle l'aida: une seconde, ses mains blanches et
lisses, avaient effleuré les mains de son époux. Elle rougit de
pudeur et lui la regarda tendrement, profondément. On aurait dit qu'il
la découvrait pour la première fois: ces beaux yeux, quelle
couleur avaient-ils? Ces yeux immenses et purs étaient-ils bleus, verts,
gris ou violets? Toutes ces couleurs y étaient, mêlées et
entremêlées suivant la lumière, suivant le ciel, suivant
qu'elle était elle-même soucieuse ou dégagée.
Toujours est-il qu'un certain air enjoué et lutin lui donnait un air
très jeune.
"Tu sais que tu es encore
très jolie pour ton age", lui dit-il. Il sentait le besoin de dire
ce quelque chose: était-ce un au revoir a cette bonne compagne de sa
vie, qui avait su mener sa barque si bien, si judicieusement, était-ce
un remerciement à cette fidèle compagne qui avait porté,
presque toute seule, le fardeau, si précieux si cher, de sa nombreuse
famille.
"Ne
tardes pas à midi, je t'en prie, dit-elle, pour que la chaleur ne te
fatigue pas. Il ne faut pas que tes maux te reprennent"! Elle le regarda
partir d'un pas léger, allègre, du pas d'un homme comblé
et... et elle, elle alla vaquer à ses besognes. A la cuisine spacieuse
et claire, il y avait toujours à faire: il est vrai que Sayed 1'aidait
et faisait tous les gros travaux. Mais les repas, les repas devaient être
prêts avant midi, pour les petits qui rentraient de 1'école de la
Sainte Famille d'abord, et, ensuite pour ses hommes. Ils étaient sa
fierté et sa raison d'être, ses hommes. Abram qui avait si bien
réussi dans son commerce: il avait commencé avec quelques
pièces de tissus, des châles, et une grande boite de merceries.
Sayed posait le tout sur sa mule et, de maison en maison, de cfar en cfar,
d'isbée en isbée tous l'attendaient. Chacun avait besoin de
quelque chose: une paire de bas, de chaussettes, un mètre de ruban de
satin, une paire de ciseaux, du fil, des épingles, des aiguilles! Et
pourquoi pas? On pouvait même commander un costume d'enfant, une robette
en beau voile ou en toile écrue. Alors il dressait une longue liste
à son jeune frère Maurice: c'était déjà un
beau jeune homme, un grand brun à la moustache relevée, il
l'envoyait par le train au Hamzaoui: là se concurrençaient les
fabriques de toutes sortes de confection, de tissus! Il savait faire le prix,
Maurice. Parti dès les cinq heures du matin, il rentrait avant midi avec
de gros paquets dont Sayed le dégageait à sa descente du train.
Mais la clientèle devenait de plus en plus grande, plus exigeante: une
grande charrette fermée d'une toile contenait déjà de quoi
satisfaire les plus difficiles. Même les pensionnaires, venus à
Helwan pour l'hiver, se demandaient ou Abram et Maurice prenaient de si beaux
castors imprimés, de si fines Valenciennes, de si jolis jupons
empesés, ou le tulle se mêlait à l'organza. Le lin rose,
bleu, canari, les écharpes de crêpe de Chine, le taffetas, le
velours, et la clochette tintait et la charrette attelée au petit
âne tirait. Et Sayed et Abram étaient fiers de servir toute la
région: "Bella roba Mosséri" criaient-ils chacun a son
tour. Ils criaient leur nom en Italien, car nombreuse, était
là-bas, la colonie Italienne. N'étaient-ils pas, eux-
mêmes, sujets italiens? Mais oui, et ils causaient couramment cette
langue que les bons Frères enseignaient avec le français,
1'anglais et 1'arabe. Ils se débrouillaient aussi en grec qu'ils avaient
attrapé des gens des cafés. Ils se débrouillaient
étonnamment bien, Sleman, Maurice et lui. Mais Abram était
déjà père de trois enfants. Il était fatigué
de se lever avant le jour, de parcourir la ville d'Est en Ouest, du Sud au
Nord. Ses yeux clairs, derrière ses lunettes foncés
commençaient à rougir des ardeurs du soleil! Assis autour de la
longue table de la cuisine, la veille, après un repas copieux, ils
avaient envisagé, son père, ses frères et lui, la
possibilité financière d'ouvrir un grand magasin à la rue
principale, la rue Mansour, là, à deux pas de la gare et à
proximité des hôtels. Cette rue était le centre, et, c'est
là qu'il leur fallait s'installer. Ils décidèrent d'un
commun accord, de mettre leur plan à exécution, et dès le
lendemain. C'était à toutes ces choses que pensait
Grand-mère: ses mains agiles travaillaient, mais sa tête
travaillait plus vite encore. Elle faisait le compte de tout 1'argent qu'ils
avaient économisé de longues années, oui il suffira
amplement. Ils achèteraient tout au comptant car elle n'aimait pas les
dettes. Elle pensait à tout cela, quand son ouie très fine
perçue le bruit d'une voiture attelée de forts chevaux: elle crut
que les voisins recevaient des visiteurs, mais non! Le cocher s'arrête
juste en face de la porte de 1'entrée Sud. Son coeur bat à se
rompre, sans savoir ce qui l'attend déjà! Son homme, son mari, ce
compagnon si cher descendait de voiture, lourdement appuyé sur Sleman.
Il était pâle et se soutenait difficilement. Elle courut vers lui,
lui prit l'autre bras et tous les trois ils rentrèrent à la
maison. Elle lui soutint la tête sur 1'oreiller blanc; la devinant toute
proche, il entrouvrit avec effort, une seconde, les yeux: "Continuez,
soyez unis, Dieu vous bénisse!" C'était fini: une attaque de
coeur venait de le briser en plein élan, en pleine vigueur. Il
était juste neuf heures du matin.
Il
y a dans notre vie des choses impossibles à croire et pourtant, ces
évidences sont là, palpables. Elles nous révoltent, nous
blessent, nous meurtrissent. Nous nous tordons de douleur en silence,
désemparés, enfants ayant perdu la barre: une stupeur
mêlée d'effroi. C'était tellement inattendu! Comme une
fusée de poudre, la terrible nouvelle remplit la petite ville. Des amis
accoururent assister Sett Esther et sa belle-fille. On ne savait comment mettre
la main sur Abram qui depuis 1'aube était en tournée à
1'Ouest. Maurice était parti de bon matin ramener les commandes et, dans
le train a Bab-El-Louk à 12 h, il était heureux de rentrer. Il
déposa ses lourds paquets sur la banquette, s'épongea son beau et
large front: ses sourcils noirs épais se soulevèrent en accent
circonflexe en regardant autour de lui. Au fond de la voiture, des hommes
chuchotaient en le regardant. Il les connaissait bien: les frères Acher,
entrepreneurs de pompes funèbres et un rabbin avec eux.
"Salut
mes amis, fit-il, je regrette de vous interroger mais chez qui est
arrivé ce malheur?" Ils se regardèrent ne sachant quoi
répondre. Jamais, jamais il n'aurait eu 1'idée que c'était
arrivé chez lui. Il reprit et questionna chez qui? Comme ça
à 1'improviste et sans consulter personne. Chez qui s'il vous plait?
Alors, on lui révéla 1'affreuse chose: ils venaient pour... Il
fut pris de vertige et tomba de tout son long et s'évanouit de douleur.
Dans le train on s'empressa de le faire revenir à lui: on lui fit
comprendre que la vie était ainsi faite, que c'était la
volonté de Dieu: de sa Main nous viennent les joies et de sa Main les
tristesses. Mais Maurice n'écoutait personne, il pleurait comme un
enfant. Mon Père, ah mon cher père si jeune et si bon. Pourquoi
ai-je voyagé aujourd'hui, juste aujourd'hui: je serai resté, je
lui aurais parlé, j'aurai entendu sa voix pour la dernière fois.
Mon Dieu, ô mon Dieu, répétait-il! Ses lamentations
n'étonnèrent personne tout le monde partageait sa peine et le
long du chemin de retour, de la gare à la maison, un long cortège
d'amis 1'accompagna. La Grande Maison était déjà remplie
de parents venus du Caire car David, malgré ses cinquante ans,
était 1'aîné de la branche aînée, aimé
et respecté de tous, et tous venaient éplorés lui rendre
un dernier hommage. Ils 1'accompagnèrent jusque San Giovanni, tous
à pied, Musulmans, Chrétiens, Israélites, porté sur
leurs épaules, chacun à son tour, passant pour la dernière
fois par ces chemins qu'il avait tant aimés et tant regardés. Il
reposa dans cette terre qui lui était si chère: ses fils, le
coeur déchiré, la voix brisée, trouvèrent pourtant
la force de dire à voix haute le Kadiche.
"Père,
Père bien aimé, tu peux dormir en paix nous continuerons ton
oeuvre, nous serons dignes de toi!" Ils menèrent le deuil durant 30
jours.
A
toutes les heures, les prières résonnaient dans Grand'maison, les
prières qui faisaient taire les pleureuses. Ce chef de la
Communauté Juive de Helwan, qui venait d'être arraché aux
siens, était cher à toute la ville dont il avait
été un des pionniers, un des fondateurs. La petite
communauté Israélite le regrettait amèrement, car il avait
été son conseiller, son appui moral et financier. On se fit un
devoir de confier à son fils Abram toutes les fonctions spirituelles de
son défunt Père. Au temple, à la maison, sous la tendre
pression de sa mère, il prit sa place. Le temps ne cicatrisa jamais la
blessure de cette absence mais les exigences de la vie, elles, les
obligèrent à reprendre contact avec tout ce qui les entourait.
Une nouvelle naissance fit relever le bandeau noir de la tête de Sett
Esther. Le carnet de bonnes notes de Louna fit sourire Abram. Les Fêtes,
les premières, furent dures sans la présence du cher disparu, et,
que de fois les murs muets de la cuisine virent Grand-mère essuyer
furtivement une larme avant qu'un des enfants ne la voit: car sa vue avait
décliné et son teint n'était plus si rose. Sa robe noire
fut remplacée parfois par une gris perle, avec un grand col à
volant large de dentelle précieuse noire. Ses cheveux grisonnants
devenus presque blancs, d'un blanc argenté, lisses, brillants paraient
d'une auréole royale. Les années passèrent, les grands
magasins à trois battants firent la fierté des Mosseri
Frères: une librairie papeterie, une mercerie des plus colorées et
une branche de maison, de cadeaux, cristallerie, services de table, verrerie
colorée, lustres. Il y avait de tout et les trois frères
n'avaient pas assez de bras pour servir tous les clients. Toute leur
marchandise était importée d'Italie ou de France. Les
commissionnaires de ces pays venaient jusqu'à eux leur présentant
leurs beaux catalogues. Ils faisaient leur commande et payaient cash! Dieu vous
protége répétait grand-mère, Dieu vous conduise. Et
vous tous, ouvrez bien les yeux, toi surtout Sleman mon fils, surveille bien
ton comptoir de change, demande conseil à ton ainé avant toute
opération! Il est vrai que tu connais fort bien ton métier, mais
il y a tant de gens pas trop honnêtes! Rassure-toi mère, répétait
Sleman, je n'entreprendrai jamais rien sans vous consulter toi et mes
frères. En effet, tous les soirs, tous trois comme jadis quand ils
étaient quatre hommes autour de la longue table de bois rustique, lisse,
émoussée par tous les coudes qui s'y étaient appuyés,
les trois hommes se rendaient compte de ce qu'ils avaient fait dans la
journée. Grand-mère, en silence, faisait semblant de mettre de
1'ordre dans son placard qui courait, massif, d'un mur à l'autre,
Grand-mère écoutait ce que les hommes se disaient entre eux. Et,
quand toute la maisonnée était profondément endormie, la
veuve, encore éveillée dans son lit, traçait la ligne de
conduite de ses fils, les menait sans qu'ils s'en aperçoivent, les
guidait sur leur route, l'illuminait par un petit bon mot ou par un regard
muet. Et les jours succédaient aux jours, les saisons aux saisons.
Maurice
flirtait, déjà, avec sa cousine Varda Mosséri, sa cousine
germaine, la fille du frère à son père, Chaiah. Sleman
aussi avait les yeux jetés sur une jolie personne qui lui avait
été présentée à un mariage, Esther Yai'ch.
Les hivers
amenaient
à Grand'maison les pensionnaires et leur présence apportait un
changement dans la vie monotone de Helwan. Abram avait sa femme et ses enfants
qui remplissaient tout son univers mais les deux jeunes célibataires
prenaient souvent la clé des champs et passaient les vendredis soirs et
les Samedis au Caire, avec les cousins et cousines qui leur restaient
profondément attachés malgré la distance. Il n'y avait
point d'été où Grand'maison ne soit remplie de visiteurs,
parents et leurs petits et grands enfants. La maison grande, spacieuse, claire,
ses deux cours, ses murs, résonnait alors d'éclats de rire, de
chants, de joie pure vraie et, merveille des merveilles, miracle des miracles,
le sourire revenait aux lèvres pales de Grand-mère. Il faut
marier ces garçons, décida-t-elle, ces deux benjamins ne
pouvaient pas attendre la jolie Hélène si gracieuse mais encore
si jeune. Amène ta cousine, disait-elle à son fils. Varda aimait
bien Maurice, elle le taquinait souvent. Elle était vive,
enjouée, un peu bruyante et quand on lui demandait d'être plus
sérieuse, plus sage, elle répliquait qu'elle avait bien le temps
de s'assagir puisqu'elle vivrait bientôt à Helwan dans ce
désert où l'on se calmait malgré soi. Elle était
exigeante, commandait des meubles très chers, des rideaux coûteux.
On lui céda tous ses caprices car après tout, c'était sa
cousine, elle tait riche par sa mère et son aînée, Louna
toutes deux doctoresses gynécologues diplômées a
1'hôpital de Kasr-El-Eini. Grand-mère essaya de se montrer
à la hauteur mais le jeune fiancé fut désappointé
par 1'excès des caprices. Elle exigeait un couvre-lit en satin somptueux
quand une dentelle au petit point aurait suffi. Varda s'entêta, bouda. Maurice
cessa ses visites et les fiançailles furent rompues. Sans explications,
sans scènes, ils reconnurent de part et d'autre qu'ils n'étaient
pas destinés 1'un à 1'autre. Mais la chambre à coucher
était prête, les rideaux, les tapis, tout, tout. Ceux de son
frère Sleman de même. La date du mariage avait été
même fixée. Les deux frères s'étaient jurés
de se marier le même jour pour que la joie fût à son comble.
Alors Esther, la jeune femme d'Abram dit à Grand-mère:
"J'ai
une cousine de 19 ans, la fille de ma tante Marietta, la soeur de mon
père. Elle est charmante, douce et très, très
sérieuse. En outre, son père est riche et j'ai cru entendre dire
qu'elle a une belle dot. J'aimerai la voir avec nous dans cette chère
maison. C'est une orpheline, sa mère est morte quand elle était
très jeune".
Les
deux jeunes gens se fréquentèrent et, en effet, la jeune personne
avait toutes les qualités pour être une bonne épouse et une
mère accomplie. Son père qui s'était remarié et
avait plusieurs enfants, était de son métier organisateur de
fêtes, de mariages et des réunions de la haute classe. Il avait en
outre un hôtel rustique de 25 chambres à Ras-El-Bar, une langue de
terre entre le Nil et la Méditerrannée à 1'embouchure de
Damiette. Là, passaient les vacances ceux qui avaient les moyens d'un
congé et qui s'échappaient des chaleurs de Juillet-Aout au Caire.
Donc son père Bekhor Nessim Sabban fut enchanté d'un si beau
parti que Maurice Mosséri. Il fut surtout enthousiaste quand ce fut
Habib Chémés lui-même, le frère de sa
première femme, qui vint demander la main de sa fille Amar pour le
frère du mari de sa fille mariée à Abram. II
prépara un merveilleux trousseau pour sa fille. Tout fut choisi au
Louvre et au Lafayette: jamais mariage ne fut plus grandiose. Grand'maison
connut de nouveau ses plus beaux jours de joies. Durant sept jours et sept
nuits les cours immenses furent illuminées, des tables furent
dressées avec une abondance de mets succulents. Les boissons coulaient a
flots, les tourtes, les croque-en-bouche, les fruits verts et confits, les
dragées. C'était un mariage royal. Les deux jeunes couples
rentrèrent sous la tente dressée pour les sept
Bénédictions, 1'un par la porte du sud et 1'autre par
1'entrée nord. Ils se rencontrèrent a mi-chemin, sous le ciel découvert.
On immola à leurs pieds un grand boeuf. Ils échangèrent
une épingle pour conjurer le mauvais sort et la stérilité.
C'étaient d'anciennes coutumes auxquelles Grand-mère tenait
beaucoup. Il fallait la voir, Grand-mère, ce jour-la. Une robe de
dentelle grise, longue, gonflante, lui seyait à merveille, la même
dentelle lui couvrait la tête et lui faisait une sorte de rayonnement. Le
bonheur lui donnait des ailes, elle était partout et, partout on avait
besoin d'elle de sa présence, cette présence si chaude, si lumineuse
et pourtant si effacée. Elle regardait ses deux nouvelles belles-filles,
la femme de Maurice, Amar, fine, élancée, brunette aux cheveux
noirs, avec une noble distinction.... Celle de Sleman, juste l'opposé:
petite, rondelette, le teint très clair, les yeux verts immenses, une
bouche faite pour le rire et la plaisanterie. Elle était l'adorée
de son mari. Sa grande beauté la parait royalement. Elle donna jour
à une petite fille Céline, juste neuf mois après son
mariage. Trois mois plus tard, Maurice fut le père d'une petite fille
aussi.
"Mère",
dit-il, "je suis le seul de tes fils qui te donnes cette joie d'appeler de
ton cher nom le nom de mon aînée!"
"Oui,
mon fils, Dieu me comble vraiment. Céline est une charmante brunette,
aux yeux de biche, mais ton Esther a toi, Maurice, ton Esther a toi, c'est moi,
je crois... Avec ses yeux clairs, ses cheveux blonds, ses joues roses, je
retrouve en elle quelque chose de moi."
"Oui
mère", répétait le fils ému, en baisant les
chères mains qui tremblaient un peu, "oui mère, si vraiment
elle sera toi de nouveau, toi physiquement et moralement, ce serait vraiment
une grâce de Dieu".
"La
grâce de Dieu nous accompagne toujours et partout; ta femme a beaucoup
souffert en mettant au monde ta chère enfant et, tout ce que mon coeur
désire, c'est qu'elle se rétablisse vite et rentre chez
elle".
Oui,
Amar, la femme de Maurice avait accouché chez son père au
quartier Israélite. Elle avait tenu à avoir son
bébé, surveillée par sa grand-mère Nazli, la
mère à son père, doctoresse réputée.
L'enfant très développée ne venait pas et 1'accoucheuse se
vit obligée de faire une longue coupure pour sauver la mère et
1'enfant. Mais une mauvaise suture provoqua une fièvre purulente qui mit
les jours de ma mère en danger. Grand-mère abandonna tout:
maison, fils, petits-enfants et veilla à son chevet nuit et jour. La
famille de ma mère louait son agilité muette, son
expérience, sa très grande propreté et surtout sa
modestie. Bekhor, mon grand-père, raconte en parlant d'elle qu'il n'a
jamais vu une femme garder ses esprits aux moments difficiles, comme elle, une
femme qui sait exactement ce qu'il faut faire pour soulager les souffrances,
venir en aide, sans bruit ni tintamarre. Un rien lui suffisait, disait-il
encore, une sobriété étonnante. Avec cela toujours de
bonne humeur, toujours présentable, tirée a quatre
épingles, un brin coquette. Ma mère toujours fiévreuse ne
pouvait me nourrir. Une nourrice indigène, saine et propre, fut engagee
a prix d'or. Quel sacrifice ne ferait-on pas pour Maurice et sa femme et sa
petite fille! La toute mignonne grandissait à vue d'oeil; C'était
la fierté de sa grand-mère et de son petit papa et quand celui-ci
1'amenait à Amar pour qu'elle la vit, un faible sourire illuminait son
visage: "elle est si belle que je lui pardonne de me faire tant souffrir,
clouée a mon lit!" Deux mois après ma naissance, ma
mère avait encore une petite fièvre et malgré cela,
malgré sa grande faiblesse, le docteur ordonna de 1'amener à
Helwan ou le grand air sec et pur l'aiderait à se remettre plus vite. On
était au mois d'Août, la maison était sans pensionnaires.
Mon père Maurice si bon, si plein d'attentions pour sa jeune femme,
s'occupa si bien d'elle que, elle fut vite en parfaite santé. Sa cousine
et belle-soeur, les deux Esther, les femmes d'Abram et celle de Sleman se
multipliaient autour d'elle. Septembre, Octobre, des mois de lumière, de
prières, de fêtes: les deux cours étaient raclées et
propres couleur d'or. Toute la maison était rénovée
à l'huile blanche, toutes les portes et fenêtres, les murs
blanchis, sentaient bon la chaux. La cuisine au haut plafond astiquée a
fond reluisait de propreté. Les rideaux aux fenêtres donnaient aux
chambres un air majestueux et les dentelles des tours de lits, les tulles et
les rubans des attaches moustiquaires réjouissaient les yeux et
chauffaient les coeurs, les noeuds formaient des papillons dans les cheveux des
filles, les enfants, tous vêtus de neuf, les parents aussi. Les
chaussures faisaient zinc-zanc sous les pas. Au temple la voix de l'oncle
Abraham s'élevait pour le Saint Office remerciant Dieu dans sa Sainte
miséricorde. Il venait d'avoir un fils, Emile ou Habib, un merveilleux
poupon rose. L'oncle Sleman et sa jolie femme attendaient aussi un heureux
événement. Le 4 Juillet 1913 naquit un second petit David
Mosseri. Son père jubilait. Comme pour le fils d'Abram la joie dans
Grand'maison ne connut point de bornes: le Zohar fut le grand
événement. On fit venir du poisson encore frétillant du
Nil dans d'immenses paniers plats de jonc brun. Le chemin de fer était
de nouveau rempli de gens des Quatre familles, en habits de fêtes; des
gosses, des vieillards à la barbe blanche venus revoir les enfants de
David, ces enfants qui purent si bien foncer dans la vie. Les cadeaux, les
fleurs affluaient; Sayed se démenait comme un gros diable, faisait
reluire les carreaux, battait les tapis, activait le feu sous les fourneaux et
les chaudrons. La joie des enfants de David était la sienne. Un soupir
soulevait bien de temps en temps sa grosse poitrine d'athlète qui
trouvait un écho de 1'autre bout de la cuisine: c'était Sett
Esther. Elle pensait comme lui, à celui qui aurait du être la,
jouir de tout cela comme pour le premier David. Sayed se surprit
écrasant de son gros doigt une larme, une larme qui ressemblait à
une prière, une supplication ou une action de grâce...
Est-il
permis quand l'aurore douce et blonde
Se
lève lentement sur des yeux effrayés,
Est-il
permis, O Dieu d'une terre féconde,
D'éteindre
cette lumière à peine irradiée?
Même
la jeune et charmante Helene s'est mariée cet hiver-la, juste huit mois
après ses frères Maurice et Sleman. Une riche douairière,
Madame Esther Jabès, venait passer trois semaines à Grand'maison
et prendre des bains sulfureux à la Source thermale. Elle remarqua la
jeune fille, chaude brunette accorte et gaie... Ses yeux chatains, clairs,
toujours souriants, elle était toujours prête à rendre
service... Madame Jabès avait un fils de 30 ans, un fils à papa
qui comptait sur la fortune de sa mère. Elle, elle tenait à le
caser, lui donner une responsabilité, une femme, des enfants. Elle
voyait d'un bon oeil l'attention de Salomon pour Hélène... Un
jour, le prenant au dépourvu, Madame Jabès demanda à son
fils si la jeune fille lui plaisait. Celui-ci s'empressa d'affirmer qu'il
n'avait jamais rencontré de sa vie une personne si douce, si
sérieuse et qu'elle seule pourrait être la compagne de ses jours.
Grand-mère fière de sa fille fut plus fière encore quand
Madame Jabès demanda la main d'Helene pour Salomon... C'était
pour elle un grand honneur, car Madame Jabès, née Levy-Garboua,
faisait partie de l'aristocratie de la communauté Israélite du
Caire. Les fiançailles furent courtes, le trousseau fiévreusement
dressé. La jeune femme de Maurice était 1'amie intime d'Hélène,
elle avait sa confiance et elles se promirent de rester amies toute leur vie.
Le mariage fut célébré au Caire dans 1'appartement
somptueux des Jabès. Neuf mois plus tard, naquit une petite Esther qui
portait le nom de ses deux grand-mères. Hélène se montrait
à la hauteur de 1'éducation qu'elle avait reçue à
1'école des Soeurs de Helwan. Salomon se consacra désormais au
bonheur de sa petite famille. Madame Jabès ne tarissait point en
louanges sur la distinction de sa bru. Grand-mère Mosseri, elle, se
considérait la plus comblée des mères. Elle avait marié
ses trois fils, ses trois filles. Elle chantonnait en berçant ses
petits-enfants: elle faisait des vers, elle rimait ses mots... "Ni au
Caire, ni à Paris, on ne voit des bambins comme ceux de Maurice..."
Ou bien, "Ni en Egypte ni au Teman, on ne vit des enfants comme ceux de
Sleman..." Elle allait des uns aux autres, aidant, soulageant avec une
patience sans bornes. Elle illuminait la maison entière de son beau
visage paisible, serein... A la regarder, l'être le plus nerveux se calmait
soudain... Le rayonnement de cette paix intérieure éclatait sur
toute sa personne... C'était une source inépuisable de tendresse.
Elle avait, elle seule, le secret du sacrifice renouvelé...
Dans
leurs veillées, les trois frères parlaient encore des jours
inoubliables du Brit et de la joie qu'il avait amené avec lui. Ils
étaient comblés, heureux. D'ailleurs, pourquoi ne pas
1'être: les affaires allaient leur grand train, les trois magasins
rapportaient plus que jamais, 1'argent s'entassait dans la cassette de
grand-mère. On parlait d'une grosse crise en Europe mais pour les
Mosséri Frères et toute la communauté de Helwan
c'était les grands jours. Ma mère malgré la défense
du docteur se trouva enceinte et suivit une diète sévère
pour que 1'enfant ne se développe pas trop. En effet une petite Marie
vint au monde, toute menue, des yeux noirs immenses et des cheveux drus d'un
noir de charbon lui tombant jusqu'au cou.
"Voila,
disait Grand-mère, tu as la blonde et tu as la brune, l'une plus belle
que l'autre". Maurice voulait un fils, mais pour la troisième fois,
juste après onze mois naissait une petite Camille. Août 1914. La
guerre dévastait 1'Europe. Sleman, Abram et Maurice faisaient des
bénéfices exceptionnels car leurs magasins et leurs rayons
étaient pleins à craquer de marchandises. Chez nous, on ne
croyait pas à la guerre tellement tout était calme et la vie
prospère. Pourtant des officiers Anglais, Italiens, Français,
avec leurs belles décorations garnissaient la ville. Leurs pas résonnaient
sur 1'asphalte dur et les femmes arabes, les fallahines, venues écouler
leurs fromages ou leurs fruits, habillées de noir de la tête
jusqu'au bout des pieds, s'enfuyaient à leur seule vue. L'Hôtel
des Bains, exploité par une Société Autrichienne, fut
confisqué et transformé en caserne, le Grand Hôtel, de
même. Les bars, les restaurants étaient pleins de soldats qui
jusqu'aux petites heures s'enivraient de bière et de whisky. Un soir
1'Oncle Sleman rentra plus tôt que de coutume, pâle, chancelant.
"Qu'as-tu?"
demanda Abram.
"Tu
n'as pas entendu la nouvelle dit Sleman, la Turquie est l'alliée des
Allemands contre nous et alors, alors le khédive Ismail Pacha et toute
sa maison ont pris la fuite de peur d'être emprisonnés par les
Anglais."
"Et
alors? Que cela nous fait-il, à nous?"
"Mais
tu ne comprends pas! J'ai prête une grosse somme d'argent au Prince
Toussoun le fils du khédive, il a pris la fuite lui aussi pour
1'Autriche, et qui va me rendre mon argent à présent?"
Si
le plafond était tombé sur la tête d'Abram il ne se serait
pas aussi ébranlé, il s'appuya au dos de la chaise la plus
proche: "Et combien te doit-il"? "500 Sterlings" dit Sleman
dans un souffle... "500 Sterlings! Et tu as fait cela sans nous consulter
Sleman!"
"Mais
c'est mon ami et mon client, il a fait avec moi de plus grosses affaires et il
a toujours été correct".
"Mais
ces temps incertains nous prescrivent la prudence!"
"La
prudence! La prudence! Et, je suis un homme, après tout... J'ai le droit
d'agir, de travailler comme bon me semble!!! Sa voix s'éleva plus que de
coutume, il tremblait tout entier. Il tapa un grand coup de poing sur la table
et rentra dans sa chambre. Les enfants effrayés s'étaient blottis
dans les bras de leur mère. Maurice regardait Grand-mère qui se
retenait d'éclater en sanglots.
Personne
dans Grand'maison ne dormit cette nuit la…
Octobre 2009
CHAPITRE II
… Si on avait tendu
l'oreille à chaque porte, on n'aurait entendu que soupirs et
chuchotements. J'avais cinq ans déjà, et, ce soir-là, dans
le grand lit, grand-mère me serrait tout contre elle: j'étais son
grand trésor, je le savais, et chaque chose en elle, avait sa
répercussion en moi. Mais parce que ses fils se portaient bien, eux et
leurs enfants, cette perte d'argent était bien remédiable. Il ne
fallait pas s'arrêter à ces mesquineries des temps, à ces
misères d'un monde sans cesse en furie! Elle se parlait toute seule,
à elle-même, et je sentais sa main qui caressait mes tresses blondes
et me rendormis. L'aube se leva, étouffante. Pas une brise n'entrait par
la porte du nord ouverte à deux battants. Les dalles de calcaire de la
cour étaient plus sèches et plus blanches que de coutume. Une
ombre seule se profilait au-delà du seuil, à quelques pas du
canapé. Le sissit sur le front, le tephilim enroulé sur le bras
et les doigts, son long tallit de laine rayé, noir et blanc sur ses
larges épaules, Abram priait Chahrit. Grand-mère, à pas
étouffés, apportait le café et les tasses sur le plateau.
Elle les plaça doucement près d'elle, couvrit le tout d'une
serviette bien propre et attendit. Songeuse, la main sur la joue, elle ne
remarqua pas son aîné, assis déjà à l'autre
coin du canapé: Mère, mère, veux-tu me verser le
café? Oui, mon enfant... Elle lui tendit la tasse fumante, puis la rosquette
au sel. Elle se servit. Ils burent en silence, par petites gorgées, ce
café qu'elle aimait tant prendre en tête-à-tête avec
ce fils dans les lueurs du matin naissant. C'était une de ces coutumes
à elle et lui à laquelle elle ne renoncerait pas pour tout l'or
du monde. Elle trouvait toujours la force d'être la première
levée et dès que je sentais qu'elle n'était plus dans son
lit, que la douce chaleur de ses bras n'était plus contre mon
épaule, je me levais et, de suite, me frottant les yeux encore pleins de
sommeil. Elle ne s'étonnait pas de me voir la chercher... Au contraire,
on aurait dit qu'elle m'attendait, que je lui manquais. Elle me faisait une
toute petite place entre son dos et les coussins. Elle était toute
à moi et j'étais toute à elle.
L'oncle
partait très tôt aux magasins. Alors, dans sa soucoupe, elle me
donnait le café tiède et sucré. Papa Maurice se rendit
à son travail plus tôt que d'habitude. Mais l'oncle Sleman ne
sortit de sa chambre que bien tard: il avait l'air défait d'un homme qui
n'a pas fermé l'oeil de toute la nuit. Aucun mot ne sortit de ses
lèvres pincées. Abram rentré du marché suivi de
Sayed, déposait le gros panier à légumes et aux fruits et
de volailles. Ils sortirent en silence comme ils étaient entrés.
Grand-mère me prenant par la main alla voir à l'office si la
pâte du pain était levée car elle pétrissait tous
les jours la bonne pâte pour sa très grande famille. Et quand on
disait: "Quelles belles mains lisses tu as Grand-mère". Elle
répondait simplement: "C'est parce qu'elles font tous les jours la
bonne pâte qui donne le pain quotidien". Elle n'oubliait jamais de
mettre sur la planche quatre petits, tout petits pains: le henoni que nous
avalions tout chaud arrosé de miel noir. Nous attendions impatiemment
Sayed qui, la planche sur la tête, revenait de la boulangerie voisine.
Nous battions des mains, affamés rien que par l'odeur qui remplissait la
maison et ce matin d'été en allant voir si la pâte
était levée, ce matin elle voulut mettre un peu plus de joie dans
les coeurs, en ayant besoin elle-même. Elle aplatit agilement quelques
miches, passa dessus un peu d'huile et y enfonça un bon bout de fromage
doux au milieu. Y avait-il au monde une pizza plus savoureuse? Non, je ne le
crois pas et, de ma vie, de ma vie, je n'ai plus goûté quelque
chose de pareil !
Ce
matin donc l'oncle Sleman se leva tard, il avait le visage défait et
pâle de quelqu'un qui n'a pas fermé l'oeil de toute la nuit.
"Bonjour
maman, dit-il en entrant à la cuisine!"
"Bonjour
mon enfant, mon âme!"
Il
s'assit tout près d'elle si près que, de ses deux bras, elle
l'enlaça comme lorsqu'il était tout petit, malgré ses
mains enfarinées. "Oui, mon fils", dit-elle en le regardant
dans les yeux. "Mère," fit Sleman, "mère j'ai pris
la décision de prendre sur moi la perte que j'ai faite hier; mes
frères ne doivent pas souffrir d'une imprudence dont je suis le seul
responsable. J'ai décidé de vendre ma bague en diamant, les
bijoux de ma femme et ceux des petits. Cela fera dans les trois cents Livres
Sterlings qui rentreront dans la caisse. Quand au reste, je le payerai chaque
mois un peu de mon argent de poche, celui de mes sorties. Pardonne-moi
mère, ma conduite d'hier soir je ne savais pas ce que je faisais. La
nuit m'a porté conseil. Ma femme est d'accord avec moi pour tout et
j'espère que mes frères aussi m'approuveront. Et puis
mère, j'ai encore quelque chose à te dire." Après ce
flot de paroles, il s'arrêta une seconde, comme si ce qu'il
annonçait était plus grave encore que ce qu'il venait de dire: il
prit son courage à deux mains, respira profondément. Mais dehors,
les bambins s'étaient tous réveillés. Qui criait, qui
pleurait, qui riait aux éclats, qui réclamait son lait. Autour de
la petite table basse, la tableia, sur la natte de paille, ils se poussaient du
coude pour mieux s'asseoir. Dix enfants en vacances dans la chaleur suffocante
d'un Août torride c'en était trop pour les nerfs de Sleman.
"Tu
entends, mama, tu entends tout ce tapage, je n'arrive plus à le
supporter; il faut que chacun de nous ait sa maison propre, sa maison à
lui seul, avec sa femme et ses enfants". Grand-mère le regarda
stupéfaite, la bouche ouverte, ne croyant pas ce que ses oreilles lui
faisaient parvenir:
"Quoi,
mon enfant?? Que veux-tu dire?"
"Je
veux dire que chacun doit vivre chez lui! Et puis bientôt c'est la saison
d'hiver, les pensionnaires nombreux ont déjà retenu leur chambre,
nous devrons descendre dans le pavillon d'en bas, et c'est trop petit pour
trois familles." Amar venait chercher un peu d'eau chaude à la
cuisine, entendit les dernières paroles de Sleman. Elle prit la parole:
"Oui Nona, dit-elle, Sleman a raison. Les enfants ensemble font un tapage
du diable et toi, toi tu te fatigues trop pour que tout soit possible
ici!" Grand-mère s'effondra sur sa chaise: "Moi, me fatiguer!
Mais vous êtes ma joie, ma seule raison d'être, que ferais-je, que
serais-je sans vous."
"Mère,
mère, ne fais pas de tragédie pour si peu, toi si brave, si
forte. Et puis nous n'irons pas loin: au bout de la rue, au coin du palais du
Prince Toussoun, le petit pavillon rouge a toujours été à
ma disposition. Que mon frère Maurice se cherche quelque chose de pareil
dans les parages. Tu t'habilleras, tu te feras jolie et tu viendras nous voir
à toute heure du jour... Au lieu d'une maison, tu en auras trois
n'est-ce pas mieux?"
"Ah
mieux! Grand-mère hocha la tête, mieux trois maisons, trois
budgets, à présent qu'il faut un peu se serrer la ceinture!"
"Non,
dit avec force Sleman, personne ne doit se serrer la ceinture, personne ne doit
manquer de rien: nous sommes à la hauteur de subvenir à nos
besoins, et, largement!"
"Au
moins, après les fêtes, hasarda-t-elle".
"Non,
répéta Sleman tout de suite, cette semaine même." Ce
soir-là, au seuil de la maison, du coté de la souka
dévêtue debout sur ses seules poutres dans la fraîcheur de
la nuit trois hommes, trois frères, assis autour d'une table, trois
frères mûris par la vie discutaient, calmes. Puisqu'il le fallait
pour la tranquillité de tous, pour le bien des enfants, des épouses,
puisqu'il le fallait, chacun aurait sa petite maison. Mais ils resteraient
unis, associés dans les magasins, le comptoir et même
Grand'maison. Les revenus divisés en parties égales sans prendre
en considération le nombre d'enfants et chacun serait libre d'en faire
ce qu'il veut. Le lendemain même Sleman prit sa chambre à coucher,
quelques chaises, deux tables, un canapé et s'installa dans la nouvelle
maison. Avant l'arrivée des meubles Grand-mère porta un plateau
plein de bonnes choses au toit de son fils. Il n'y manqua ni la bouteille
d'huile ni le vin ni les fleurs, ni la bellila, ces doux germes de blé
cuits dans le lait et le sucre. Selon la coutume elle franchit le seuil, une
bénédiction aux lèvres: "Seigneur puissiez-vous
bénir ce toit, ces murs qui désormais abriteront mon enfant, la
chair de ma chair, l'âme de mon âme!" Dans sa gorge elle
étouffa un sanglot; mais ses yeux souriaient et elle trouvait le
pavillon charmant. La semaine suivante, papa et maman découvrirent une
maisonnette dans la vaste chaîne des maisons Lafloufa. Ce qui attira ma
mère fut surtout le vaste jardin, la pelouse verte, les bosquets de
fleurs où les roses voisinaient avec le jasmin, la violette avec les
oeillets et les gueules de loup. La tamr-el-henna grimpait le long du mur qui
séparait notre maison de celle d'à coté où vivait
un Saint homme, le rabbi de Helwan, venu de Jérusalem et qui servait
notre petite communauté: le rabbi Chouchan. Il avait deux fils, Beckor
et Salem Chouchan. Derrière la fenêtre basse on pouvait le voir,
son livre de prières en mains. Ses petits yeux rieurs derrière
les lunettes avaient l'air de veiller sur les petits qui s'ébattaient
près du bassin ou un jet d'eau aux couleurs de l'arc-en-ciel murmurait
éternellement. Mais l'effroi des gosses, c'était un gros
bouledogue qui, attaché à une grosse chaîne, aboyait
à tous les vents et les faisait déguerpir. Et la
propriétaire pouffait de rire à se rompre les mâchoires
devant la peur des enfants. C'était une négresse, cette Mme
Lafloufa, une vraie d'Afrique, à la peau noire, luisante, aux cheveux
crépus. Maigre, sèche, petite, dans ses robes toujours noires,
elle donnait sans cesse des ordres au jardinier: ramasse le papier et les
feuilles mortes, arrache la mauvaise herbe, arrose le gazon; et sa parole
était un ordre, dur. Les voisins se chuchotaient que celle-là qui
criait si fort aujourd'hui était, il n'y a pas longtemps, une esclave
achetée, une domestique qui tenait la maison du célibataire
Monsieur Lafloufa, un Syrien Chrétien. A la longue, leurs rapports
devinrent intimes et elle lui donna une fille: alors ils se marièrent
à l'Eglise après qu'elle fut elle-même baptisée
chrétienne. Ils eurent encore une petite fille et juste trois ans plus
tard, le vieil homme mourut laissant toutes ces maisons en héritage
à la négresse et ses filles qui étaient tout à fait
son portrait. D'ailleurs celles-là ne se marièrent jamais
tellement leur laideur était repoussante et leur caractère
rétif. Les gens du voisinage étaient de la haute classe libanaise
ou syrienne qui avaient émigré ici après la grande guerre.
Riches, instruits, évolués, leurs enfants éduqués
à l'école des Frères avec Maurice et Sleman, ils
étaient heureux de se revoir et de se fréquenter. Le docteur
Gelat, issu d'une de ces familles, resta toujours fidèle aux
Mosséri et quand ils se rencontraient ils avaient toujours des choses
drôles, comiques ou tragiques à échanger. L'hiver passa
tant bien que mal dans cette maison trop fraîche pour Amar,
habituée depuis près de six ans à Grand'maison si
ensoleillée, si saine à tous les points de vue !
Il est vrai que toutes les
Fêtes réunissaient les trois frères, les enfants et les
petits-enfants et Grand-mère. Même Hanoukka et surtout, surtout
les vendredis soirs et les Samedis. Oh les samedis ensoleillés d'hiver,
ou les samedis frais de l'été! Les hommes se retrouvaient au
temple, s'en retournaient ensemble tenant par la main qui son fils, qui sa
fille coquettement vêtus! Les autres battant des mains, chantant, assis
sur les deux marches de l'entrée Sud, leur faisaient une ovation d'aussi
loin qu'ils les apercevaient. C'était alors une course folle à
qui arriverait premier dans les bras grand ouverts des pères. Les femmes
aussi les avaient rejoints, leurs derniers nés dans les bras. Ensemble
elles avaient dressé la table et grand-mère déposait le
foul fumant, le beurre, l'oignon d'Italie, les salades: le Kidouch faisait
résonner les murs et, tous joyeux répétaient: Amen. Tout
le long de la journée la table restait servie: c'était
tantôt la Seouda Chelichit, puis Minha, Arbit, Beracat HaMazon. Les
enfants grands et petits apprenaient par coeur toutes les prières et
suivaient le ton. Après la Havdala chantée par Abram, on
s'embrassait avec un au revoir, attendant une bonne semaine nouvelle et de
nouveaux espoirs. Mais l'homme propose et Dieu dispose.
Un soir, après une rude
journée de travail, ils rentrèrent ensemble comme d'habitude
traversant toute la rue Paradiso et se trouvèrent devant grand'maison
par la porte nord: "Entrez" leur proposa Grand-mère assise au
seuil de la porte pour prendre le frais, "entrez, le café est
prêt." "Non" répondit Sleman "j'ai un peu de
vertiges et j'aimerais me reposer chez moi. Allons, Maurice." Abram rentra
chez lui après avoir secoué ses bottines jaunes de la
poussière des chemins. Les deux autres continuèrent leur route.
"Ne remarques-tu pas que Sleman a maigri", dit la mère,
parlant à son aîné. Celui-ci la regarda et ne
répondit pas, son Doudou venait en trombe dans ses jambes. Le coeur
d'une mère pressent tout. Dès l'aube, en pantoufles,
grand-mère fit le bout de chemin qui l'amenait chez Sleman: elle voulait
savoir comment il allait après les vertiges de la veille. Sa bru,
Esther, lui ouvrit: "Mère, c'est vous! Dieu vous envoie: Sleman
s'est senti très mal toute la nuit, il brûle de
fièvre." Durant dix jours,
il délira, gémit. Les meilleurs médecins du Caire furent
appelés en consultations: ils ne pouvaient se prononcer encore. Il
fallait attendre que la fièvre tombe. Grand-mère ne le quitta pas
de l'oeil. Elle priait en silence: "Ouvre les yeux, mon enfant,
regarde-moi, parle-moi, je t'en prie!!" Il essayait de soulever ses
lourdes paupières, remuait les lèvres mais aucun son n'en
sortait. En changeant ses draps, sa mère essayait de soulever un bras,
une jambe, hélas, ils retombaient inertes. Elle n'avait plus besoin de
docteur pour le lui dire, elle savait, elle voyait déjà la
cruelle l'affreuse chose. Son fils, cet homme si robuste, si sain, si plein de
santé il y a à peine deux semaines, son enfant était
atteint de paralysie partielle et il n'avait que 28 ans, le chagrin
causé par la malheureuse affaire Toussoun le rongeait, l'abattait
aujourd'hui en pleine vigueur. La vie des trois familles fut
bouleversée: les hommes négligèrent leur travail, les
femmes leur maison, leurs enfants. Il fallait sauver Sleman. Aucun effort ne
fut épargné. Tous les sacrifices furent acceptés pourvu
qu'il y ait une lueur d'espoir… …
Décembre 2009
CHAPITRE III
…On
le reprit à Grand'maison où, chacun à son tour le veilla
tendrement. La patience, le dévouement et le temps eurent raison de la
maladie. Sa grande jeunesse, sa volonté de guérir
l'aidèrent aussi. Petit à petit, il put prononcer des mots de
façon correcte. Il put manger seul assis sur sa couche. Il souriait
à la vie, à sa femme tant aimée, à ses petits
enfants, il caressait de sa main gauche les boucles blondes de petit Doudou,
son petit qui n'avait pas un an. On lui procura une chaise roulante pour qu'il
puisse aller seul partout où il le voulait. Il s'asseyait à table
avec tous, s'intéressait à tout. Le comptoir et le petit pavillon
rouge furent désormais inutiles. Toute sa petite famille s'installa de
nouveau dans la chambre d'avant, celle qui donnait sur la souka sous laquelle
il nous avait été défendu de jouer de peur de le déranger.
Six mois après il put quitter sa chaise, faire quelques pas dans les
larges rues ensoleillées appuyé sur Esther sa femme, dont les
yeux toujours brillants et limpides brillèrent encore plus d'un
éclat de joie. Et puis ce furent de plus longues promenades. Un jour, il
arriva appuyé sur sa canne jusqu'aux magasins. On lui fit fête. On
ne regretta pas les dépenses si fortes qu'avait coûté sa
maladie. On ne regretta pas d'avoir tout négligé pour le sauver
mais on le pria, on le supplia de se ménager. Mais lui, lui exigeait une
guérison complète, rapide, il voulait rouvrir le comptoir, parler
comme les autres, marcher comme les autres. "Mais oui", lui
disait-on,"ça viendra, sois seulement plus calme, moins
nerveux!"
Nous
avions quitté la maison Lafloufa, située du coté Est de la
ville, trop loin des magasins et encore plus loin des écoles. La bonne
perdait un temps précieux à nous y amener et à nous
ramener quatre fois par jour. En face du magasin de mon père, à
la rue Mansour, un riche Grec du nom de Valavanis bâtissait de belles
maisons de quatre chambres. Un soir en rentrant, papa annonça à
ma mère une nouvelle qui la remplit de joie. Elle rêvait depuis
longtemps de quelque chose de pareil et meubla la maison magnifiquement: des
velours rouges aux pompons or, des tapis moelleux, des lustres. Elle attendait
son quatrième bébé. Si tu me donnes un garçon, nous
serons quittes: je t'ai donne une maison de luxe, donne moi un garçon.
Et ce fut un garçon... un garçon beau comme les fils de rois, les
yeux bleus, les joues joufflues et roses, les cheveux blonds. J'avais six ans,
ma soeur Marie avait cinq, Camille quatre et David venait de naître en ce
matin d'Octobre 1917. Je venais de quitter la maison pour aller à
l'école tenant mes soeurettes chacune d'une main, mon esprit trottait
à mes cotés et je me disais: "Quand est-ce que je pourrai,
moi aussi dire, voila mon petit frère, comme Céline et Henriette,
mon Dieu faites que j'aie un petit frère, moi aussi". J'avais, ce
matin-là, remarqué la pâleur de ma mère, sa
lassitude. En nous habillant elle s'arrêtait un instant, se
pinçait les lèvres, adossée à la porte. J'entendis
papa lui dire qu'il téléphonait tout de suite au Caire. Il
était à peine 7 heures du matin. Quand je rentrais à midi,
je trouvais la maison pleine de gens affairés, silencieux. Le moment
devait être grave, solennel. "Mama," appelai-je! Chut, chut, me
fit tendrement Grand-mère, venez mes chéries, votre mama va vous
donner un mignon petit bébé. Un frère? Que Dieu t'entende,
mon âme, fit papa. Une nurse, tout de blanc vêtue, entrouvrait la
porte de la chambre à coucher, réclamait de l'eau chaude: de
faibles gémissements parvenaient à moi. Mama souffre, mama
souffre, me disais-je et elle a souffert ainsi, chaque fois que l'une de nous
est née. Oh comme je serai sage et bonne désormais! Je l'aiderai
toujours et ne ferai que ce qu'elle me dira. Je m'étais collée
à la porte, espérant me faufiler dans la chambre à la
première occasion. Soudain la porte s'ouvrit, Louna Gadalia née
Benvenisti, la jeune accoucheuse, annonça: "Un garçon, c'est
un garçon." Mon père sauta à son cou et l'embrassa,
elle la porteuse de l'heureuse nouvelle; moi je voulais ma mère,
j'étais déjà près d'elle, lui baisant la main.
"Mama" fis-je doucement, "mama à présent je dirai
comme tout le monde: "J'ai un frère". La nurse était
revenue et faisait respirer à ma chère mère des sels:
"Allons, Amar, tout s'est bien passé, remets-toi, voyons! Tu
pleures?" Des larmes de bonheur coulaient sur ses joues palies. Je serrais
un peu plus fort sa chère petite main. "Voilà ton
bonhomme" fit Louna Benvenisti en lui mettant son poupon dans les bras. Je
sortais de la chambre en chantant: "J'ai un petit frère, j'ai un
petit frère." Toute la maison chanta. Toute la famille, oncles,
tantes, cousins, cousines ne continrent pas leur joie. Grand-mère
annonça: Celui-là, c'est le vrai David Mosséri, fils de
Louna et Maurice. Il sera le vrai portrait de son Grand-père.
Puisse-t-il être bon, honnête, droit comme lui! Puisse-t-il nous
porter à tous bonheur,
santé et paix dans nos maisons. Elle pensait à son fils Sleman
qui n'était pas tout à fait remis. Mais les joies redonnent des
forces, des espérances. L'oncle abandonna tout à fait sa grosse
canne, il monta tout seul notre escalier pour souhaiter à ma mère
Mazal Tov et venir voir le nouveau né. Il rayonnait de joie, son beau
visage viril était comme illuminé quand il chanta lui-même
le Zohar. Il avait une voix juste et tout le monde l'écoutait, ravi. Il
y eut beaucoup de personnes ce soir-là et le soir suivant. L'entrée
de la maison était illuminée de guirlandes d'ampoules aux mille
couleurs, des drapeaux de toutes les nations flottaient au gré du vent.
Du sable doré et fin craquait sous nos chaussures nouvelles et dans la
cour attenante à la maison, la musique jouait les airs les plus joyeux
en recevant les invités. Mon grand-père maternel Nono Bekhor, un
homme en pleine force, les yeux châtains rieurs sous la moustache fine
arriva deux jours plus tôt avec toutes ses batteries de marmitons,
cuisiniers, serveurs au caftan blanc ceinture de rouge et il dressa son
quartier général sur la terrasse. Sur celle-ci,
clôturée de tentes aux mille couleurs, illuminée par de
grandes lampes à
pétrole ronronnantes, l'on vit se dresser en rectangles des
tables aux nappes immaculées, portant des services en porcelaine
française, des gobelets de cristal, des cuillers, des fourchettes, des
couteaux au manche d'argent ciselé aux initiales de grand-père
B.N.S. Tout arriva prêt des cuisines de Nono. On prépara pour sa
fille du meilleur et en abondance. Je savais, je sentais que mama avait une
place exceptionnelle dans le coeur de son père. Il voulait la combler.
Il lui connaissait des valeurs bien
à elle: son intelligence, sa facilité d'adaptation à la vie et aux gens. Surtout il
avait remarqué son évolution au contact des personnes
rencontrées à Grand'maison. Elle, qui souffrait des intestins,
des yeux, et qui était si délicate de santé avant son
mariage il l'avait vue s'épanouir au grand air de Helouan, tendrement
aimée par sa belle-mère et ses belles-soeurs. Il voulut donc que
tout soit parfait ce jour-la en signe de bonté et de reconnaissance
envers tous. Maman cousait habilement les plus belles robes: je me revois, en
cette belle fête, habillées mes soeurettes et moi, de soie
indienne rose finement plissée, des rubans de satin dans les cheveux,
des bottines de chamois blanc aux pieds. Elle savait prévoir les choses,
et ne manquait aucune occasion de nous vêtir comme les plus riches
enfants de la ville. Aussi ses yeux brillèrent-ils d'une joie toute
particulière quand le jour du Brit Mila elle reçu des
éloges de tous, pour son bon goût dans la tenue de sa maison,
l'habillement et l'éducation de ses filles. Petit à petit le flot
de visiteurs s'écoula. La nuit venue, les boucles blondes qui me
couvraient le dos étaient défaites; mes soeurs et moi dormions
debout dans nos beaux vêtements. Hamida, la bonne, eut pitié de
nous, nous déshabilla en hâte et nous mit au lit: le lendemain
à mon réveil la maison était vide, silencieuse et tout
était rentré dans 1'ordre. Il parait que jusqu'au petit jour, on
avait nettoyé, astiqué, battu des tapis. Les domestiques de Nono
avaient tout remis en ordre: le salon reluisait de propreté. Avais-je
donc simplement rêvé tout ce qui s'était passé la
veille et l'avant veille? Une crainte m'envahit! Mais non, des vagissements de
bébé me parvinrent et me prouvèrent bel et bien que tout
ceci était réalité! Et la preuve, voilà... J'avais
un petit frère et quel frère. Jamais au monde un enfant ne fut
aussi ardemment désiré et, par conséquent, aussi ardemment
aimé, dorloté!... Grand-mère restée avec nous,
préparait notre petit déjeuner. Elle ne permit point à ma
mère de quitter son lit: Non, ma fille, fit-elle doucement, repose-toi,
mange bien pour bien nourrir ton bébé; ces deux premières
semaines sont primordiales pour ta santé intime. Ne te soucie de rien,
je suis là. Elle était là! Elle était là! Et
c'était pour moi fête tous les jours et tous les jours fête!
Et puis l'oncle Sleman allait tout à fait bien, il n'avait plus besoin
d'elle. Il avait rouvert son comptoir et mon oncle Abram et mon père le
priaient de ne pas faire de ses affaires un trop vaste mouvement. Mais Sleman
était trop actif, trop nerveux. Il se permit même de voyager,
seul, par le train, de Helouan au Caire.
Il
rendait visite à ses soeurs, toutes les trois mariées et
heureuses de le revoir complètement rétabli. Il allait d'un ami
à l'autre, d'un cousin à l'autre, remercier ceux que sa maladie
avait tant préoccupés. Sa maladie Heu! Heu! C'était un
vilain cauchemar, un rêve lointain qui s'était fondu,
dissipé à jamais! Jamais il n'avait été mieux
portant. La ville grouillait d'étrangers venus des quatre coins du
monde. On était loin de la guerre et ses misères, ici, sur cette
terre de prospérité et de soleil. Tout allait trop bien: mon papa
avait l'air comblé, le Samedi, après le temple et le Kidouch, il
nous amenait respirer l'air pur de l'est dans les grands jardins
dessinés par un Français. Au fond de la ville, sur une colline
rocheuse, s'élevait, majestueux, le plus grand Hôtel d'Egypte, le
El Hayat. Une installation des plus modernes, des meubles trop riches, des
statues en marbre ornaient ces pelouses à perte de vue dans un
décor inouï. Les curieux venaient nombreux voir ces choses sorties,
tout d'un coup, comme sous un coup de baguette magique. Ainsi nous approchions
de Hanoukka car Novembre avait déjà fui et Décembre
s'écoulait déjà. Mais bonheur suprême, ce
n'était pas seulement Hanoukka que nous attendions mais les vacances de
Noël et celles du Jour de l'An !
Pensez donc, quinze grands et longs jours, sans aller en classe, dormir
chez Grand-mère, dormir dans sa chambre, dans son grand lit, se lever le
matin et la trouver là ! Et
puis, chaque matin nous réservait une surprise! Et toute la bande de
nouveau réunie, cousins, cousines, de nouveau riant pour un rien, se
disputant pour un rien, piaillant, se réconciliant et se fâchant
tous ensemble dans la chaude clarté de Grand'maison. Assis en rond
autour de la tableia, elle nous servait tous à la fois une douce
"bélila": ces écuelles de grains de blé bien
cuits, savoureux, onctueux et chauds. Elle nous tendait les tartines au beurre
frais naturel pour ne jamais tousser. Nous, tousser, être malades?
Etait-ce possible tant que tu es là Grand-mère, tant que tu as
tellement l'oeil sur eux, soucieuse de leur bien-être!!! Nous courions,
tous dehors, comme des fous, les cheveux au vent et les joues en feu dans la
cour inférieure, la Nokra, où personne ne viendrait
déranger nos jeux, ni gens ni bêtes. Parfois nous entrions nous
reposer dans la chambre en fer. Cette chambre avait été
creusée à même le roc et avait, pour murs, le roc
même. Au plafond, tout en haut une large lucarne à barreaux de fer
très serrés, nous permettait de voir de la cour supérieure
ce qui se passait dans la chambre. Quand la lourde porte en fer fermait la
chambre, tout y était complètement noir. Et nous nous imaginions
alors que cette chambre avait été, une fois, une prison où
autrefois des voleurs ou des gens méchants, attachés à de
lourdes chaînes, avaient été enfermés sans boire ni
manger. Soudain, une frousse nous prenait, et nous sortions tous, nous
bousculant, au dehors, heureux d'être libres dans le grand soleil. Alors
entre les ronces et les épines qui remplissaient la cour, nous allions
à la poursuite de grands papillons blancs, si grands et si blancs que
nous nous imaginions que c'était des âmes revenues sur terre. Mais
les abeilles, les grosses abeilles jaunes et noires, rodaient, elles aussi,
autour des dattiers chargés de lourds fruits mielleux. Que de fois une piqûre
cuisante interrompait tout d'un coup nos jeux. Il fallait alors chercher un bon
morceau de boue noire, bien fraîche, humide et, après avoir
retiré l'aiguillon criminel, l'étendre sur la chair tendre et
douloureuse. Une demi-heure après, tout était oublié !
Sagement installés sur le rebord de la chambre de fer, les jambes
pendantes en l'air, nous jouions à l'écho; la cour
inférieure était immense, fermée de trois cotés par
de très hautes murailles. Elle était accessible seulement par
Grand'maison; assis sur le sable, la main en cornet devant la bouche, chacun de
nous criait son nom, le plus fort possible. Après un temps de pause,
l'écho nous renvoyait de façon la plus claire, notre nom. Ce jeu
se poursuivait des heures sans nous lasser! Nous voulions entendre encore et
encore cette voix, qui n'était pas la nôtre, répéter
ce que nous venions de dire, méchanceté ou gentillesse. Elle nous
émerveillait et nous rendait fidèlement ce que nous lui criions:
Qui crois-tu que c'est, demandait le frère de Céline? Un vilain
garçon farceur? Mais Céline âgée de 7 ans savait
beaucoup de choses et elle apprenait au petit Doudou que c'était
l'écho. "Mais qu'est-ce que c'est l'écho?" demandait
Emile, entêtée. "Viens, venez tous chez Louna, elle saura
vous expliquer." Car Louna, la fille aînée de l'oncle Abram,
Louna était une grande savante: elle venait de finir son certificat
d'études primaires et secondaires. Elle n'avait que 12 ans mais elle
était si savante qu'elle connaissait par coeur tout le dictionnaire
Larousse. Nous pouvions ouvrir n'importe quelle page, la questionner sur
n'importe quel mot: elle savait donner la signification exacte, tout comme le
livre. Et en plus une autre explication, une que nous puissions comprendre,
nous, les petits. Et tous nous nous retrouvions assis autour d'elle, buvant ses
paroles. Nous apprenions des choses merveilleuses!! Elle avait l'air d'un ange
du ciel. D'une beauté doucement rayonnante, d'une patience à
toute épreuve, elle avait une réponse et une caresse pour chacun
de nous. Tout d'un coup, arrivait en trombe, le grand Doudou, le frère
de Louna, d'Henriette et d'Emile. D'un coup de pied, il nous ramenait sur
terre. Nous touchions nos fesses douloureuses car il avait su nous atteindre
tous. Nous avions à nous défendre contre cet intrus batailleur
qui nous cherchait toujours querelle, nous les plus petites et les plus petits.
"Venez tous," ordonnait-il, "et vite, fainéants, bons a
rien, vite bougez, ramassez-moi le plus grand nombre possible de grosses pierres,
je veux construire une grosse tour, là-haut, pour surveiller les
bédouins de l'autre coté de la muraille. Ils viennent nous voler
nos dattes. Ce soir il faut que la tour soit prête, et ils verront alors
ce qui leur arrivera !!!" Malheur à celui qui ne se pressait pas de
faire exactement ce qu'il exigeait: les coups pleuvaient sur sa tête, ses
jambes, son dos. Nous nous échappions, un à un, sans bruit,
révoltés par ses exigences, faisant mine de chercher au loin les
pierres.
Se
rendant compte de notre retraite soudaine, il nous poursuivait jusque dans la
maison son fouet à la main. Mais à nos cris, arrivait
grand-mère, elle savait que seul Doudou avait pu provoquer un tel
branle-bas, et, elle seule, savait le dompter du geste et du regard...
Janvier,
Février, Mars, voila Pourim. L'air embaumé du parfum des fleurs
d'orangers, les senteurs du printemps emplissent la brise du soir. Un sang
jeune courait en nos veines, précurseur de forces, lourd de promesses.
Demain, disait Grand-mère à ses brus, nous mettrons un peu
d'ordre dans le dépôt car Abram a commandé les nouvelles
graines de la saison: Abram était une sorte d'économe de la
Grand'maison et il savait exactement en quoi consistait la consommation des
trois familles. Personne ne lui disait jamais ce qu'il devait acheter. Il dressait
une liste, faisait son compte. Sa mère lui remettait l'argent, à ce fidèle associé
de ses vieux jours, à ce
fils bien-aimé qui l'avait toujours secondée dès sa plus
tendre enfance, et il revenait du Caire, juché sur une charrette
à coté du charretier,
le mouchoir en triangle sur le col de son veston, les yeux
protégés par de grosses lunettes noires sous la large casquette a
rebord noir, il revenait et Sayed ouvrait tout grand le lourd portail de fer.
La serrure grinçait elle aussi en ouvrant le dépôt duquel
s'échappaient mille odeurs entremêlées: l'oignon,
là-haut épars, sur une étagère de bois, l'ail
nouveau, toutes les épices fortes rangées dans des boites de
métal, les sacs de lentilles, de fèves, de haricots, les sacs de
sucre, en double jute blanche, immaculée, ceux de riz sagement
appuyés contre le mur et les bidons d'huile française en triple
rang, l'un sur l'autre, pour ne pas prendre trop de place. Sayed
s'épongeait le front du revers de sa galabieh: Sidi Abram s'est bien
fatigué, disait-il, a transporter tout cela de si loin. Mais Abram
était heureux, il avait tout apporté, tout, et aux meilleurs
prix. Il serait désormais tranquille pour toute une année, la
maison et les trois familles auraient de tout en abondance. Le cheval avait
fini sa ration d'avoine, le charretier largement payé s'en allait
déjà et l'oncle Abram d'un pas alerte rentrait à la maison
où l'attendait une bonne tasse de café et le sourire de sa
mère. "Alors, on se réunit demain pour le nettoyage du
riz?" "Mais oui", répondaient les brus, "bien
sur…tab'an !...". La semaine d'après, c'était le
blanchissage à la chaux de toutes les chambres en rose; les salons
étaient passés au beige et la cuisine au blanc pour être
claire. La semaine d'après, il fallait nettoyer un peu d'ustensiles
hametz et les mettre de coté après les avoir enveloppés
dans de beaux linges anciens bien propres, pour ne pas avoir trop d'ouvrage
à la dernière minute. Il fallait aussi dresser la liste des
Matzots, des fruits secs, de la noix de coco et tout partager en trois; je
vivais moitié chez grand-mère, moitié chez ma maman,
heureuse entre elles, que je chérissais et qui me chérissaient.
Doudou, mon petit frère, riait de toutes ses dents quand je le
chatouillais sous le menton. Mon univers était rayonnant, comblé.
Mais l'homme propose et Dieu dispose et nul ne voyait l'orage qui allait
cruellement s'abattre sur nos familles: dix jours avant Paques, l'oncle Sleman
eut une seconde attaque de coeur. Cette fois, les meilleurs médecins n'y
purent rien. Il rendit son dernier soupir dans les bras de sa pauvre
mère. Stupéfaite, meurtrie, folle de douleur, ne croyant pas
à ce qui venait d'arriver, elle cria vers Dieu: "Seigneur, est-ce
possible que je vive moi après Sleman, mon enfant, est-ce possible?
Seigneur, si vous êtes vraiment un Dieu de Justice et de Bonté,
ayez pitié de moi, prenez-moi, rappelez vers vous mon âme puisque
vous avez rappelé à Vous celle de mon fils." Elle se jeta
sur le corps de son bien-aimé pour lui donner un dernier baiser: elle ne
se releva plus. Le Créateur lui avait accordé ce qu'elle avait
demandé et déjà, elle avait rejoint son enfant dans
l'au-delà. Nous étions tous à l'école quand cela
arriva: ni nos maîtresses, ni personne, ne crut qu'une chose pareille
soit possible. On nous ramena tous chez moi, chez ma chère mère,
tous les enfants de l'oncle Sleman et ceux de l'oncle Abram. Hamida, la bonne,
nous garda enfermés pendant trois jours pour ne pas voir ni entendre ce
qui se passait à Grand'maison. Mama faisait de courtes apparitions pour
allaiter mon petit frère et s'enfuyait, pâle, sans nous regarder,
sans nous dire un mot. J'avais presque 7 ans et j'essayais de comprendre, de
chercher ! Louna passa voir ses frères et soeurs. Par les petits gestes
et les petits mots échangés à la dérobée
entre elle et Hamida, j'appris des choses qui me firent très,
très mal ! Durant de longues années, on ne parla dans toute la
ville que de cette affreuse tragédie. Durant de longues nuits, mon
pauvre papa pleura, gémit. Il reçut un choc nerveux dont il ne se
remit jamais: la perte cruelle de ces deux êtres chéris
l'ébranla à un point
que les docteurs craignirent le pire. Il fut hospitalisé le jour
même au Sanatorium du Docteur Glanz et n'assista pas aux
funérailles. Aucune plume, aucune bouche ne pourra jamais décrire
ce que furent ces funérailles, ce que fut ce deuil. Les deux disparus
furent placés dans le même caveau: les Grands Rabbins avaient
décidé que si Dieu dans Sa Divine Bonté, n'a point voulu
les séparer dans la vie, il ne fallait pas les séparer dans la
mort. La douleur fut à son comble quand Céline et David
rentrèrent chez eux et demandèrent ou était leur
père ! Pauvre Tante, pauvre veuve de 25 ans... Plus belle dans ses
voiles noirs que dans sa robe d'épousée. Il n'y eut plus de
fêtes, plus de Paques, plus de joies pendant de longues années!
J'errais de chambre en chambre dans Grand'maison, cherchant Grand-mère,
cherchant un de ses châles, un de ses mouchoirs, une de ses pantoufles.
J'ouvrais toutes les armoires, espérant trouver un de ses objets, des
choses qui lui appartenaient et qui par leur toucher, leur odeur, me
parleraient d'elle. Rien, rien, rien ! Je m'enfuyais sanglotant pour la
première fois, et, pour la première fois, me rendant compte que
je ne reverrais jamais, jamais Grand-mère!!! Mais son image était
gravée dans mon cœur !!!
Viens,
mon enfant, viens, viens tout près de moi
Tout
près, plus près, encore
Joins
doucement les mains comme pour la prière
Et
ne t'en surprends pas
Les
hommes de la terre
Pour
croire à une chose, doivent la voir, ici-bas.
Et
moi, je crois en Lui, quand même ne Le vois pas.
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