Pourquoi ce site ?    Le Courrier des lecteurs   Les envois des lecteurs    Le coin de la poésie   Les cahiers de Mimi   Le coin de l’humour

 

Le Chemin de la Sagesse et du Bonheur          L’Univers du Rêve         Les Nourritures Temporelles      L’Egypte que j’ai connue  

    

Faisons connaissance    De Fil en Aiguille, A Bâtons Rompus    Kan ya ma kan    L’étreinte du passé   témoignages & Souvenirs     

 

Si-Berto m’était conté    timbres poste d’Egypte     Le mot du rédacteur      Sites Internet     Me contacter

 

Retour à la page d’accueil

 

 


L’ETREINTE DU PASSE

 

 Chers Amis,

Madame Levana ZAMIR m’a adressé le contenu d’un beau livre écrit en son temps par sa chère maman, Madame Esther VIDAL née MOSSERI, portant le titre L’ETREINTE DU PASSE.

Ce livre nous donne l’occasion de découvrir un passé prestigieux concernant les Juifs d’Egypte, que beaucoup ignorent.

Chaque future Mise à Jour du Site comportera plusieurs pages de ce précieux document, jusqu’à épuisement. Voici les premières.

 

 

 

image003.jpg

 

 

Qui n’a point de passé

           n’a point de présent !

                Et que peut-il attendre de l’avenir ?

 

                                                       Ce livre est dédié à tous les enfants et petits

      enfants des familles Mosséri, Chémès, Vidal                                

                                                        et Cohen-Saban….Qu’ils sachent comment et

                                                        d’où ils sont venus…

                                                                      Nona Esther Vidal-Mosséri

 

 

L’ETREINTE  DU  PASSE

 

L'ÉTREINTE DU PASSE

Autobiographie Historique

Sur les Juifs d’Egypte

De 1885 à 1934

Par: Esther Vidal, née Mosséri

 

 

 

Ce livre est une autobiographie Historique sur les Juifs d'Egypte, entre les années 1885 jusqu'à 1934. A travers l'histoire d'une des branches de la famille Mosséri, famille Sépharade installée en Egypte depuis 1750, c'est le quotidien des juifs d'Egypte que nous retrouvons, à l'époque ou ils prenaient part au développement ferroviaire et urbain de ce pays.

Comme l'avait si bien écrit Jacqueline Kahanov, écrivain Israélienne née au Caire en 1917: "les Juifs d'Egypte qui possédaient un talent de narration exceptionnel, et laissèrent après eux des documents historiques importants, n'ont jamais documenté leur vie sociale, leur vie de chaque jour. Ce sujet était comme tabou à l'époque. Comme si l'on craignait de briser cette harmonie fragile, qui permettaient la coexistence entre différentes classes, différentes communautés, différentes religions."

"L'Etreinte du Passé" ayant été écrit dans sa grande partie en Egypte, il est donc un des rares livres décrivant la vie des juifs d'Egypte à cette époque, dans sa vérité, à même le terroir, sans nostalgie aucune.

Esther Vidal, née en Egypte en 1911 dans la jolie petite ville de Helwan, commence sa biographie en 1885, quand son grand père David Mosséri prend la direction, avec le millionnaire Juif Suarez, de la construction de la ligne ferroviaire reliant pour la première fois le Caire à la petite ville de Helwan. Sous l'influence de David, cinquante familles juives quittent avec lui la Haret el-Yahoud du Caire, pour s'installer et travailler a Helwan, et David devient donc le fondateur et le chef de la Communauté Juive de Helwan.

Avec l'auteur de ce livre, nous parcourons non seulement des faits historiques de très grande importance, mais nous retraçons aussi en un brillant coup de pinceau, le Folklore Egyptien et Judéo-Egyptien dans ses années florissantes du début du 20e siècle. A travers le quotidien de cette glorieuse famille, ce sont les faits et coutumes d'un temps révolu que nous découvrons, la nonchalance, le brio et l'humour authentiques aux années 20, qui continuèrent en Egypte jusqu'à la moitie du vingtième siècle.

C'est aussi un des rares livres qui décrivent le quotidien de la femme Juive en Egypte, ses désirs, ses relations avec son entourage, sa famille, ses belles-sœurs, ses amis, ses enfantements trop fréquents, ses joies, ses frustrations.           On y retrouve l'amour d'Esther à la Terre du Nil, au peuple Egyptien modeste et fier, avec qui elle grandit.

Apres séquestration des biens de son mari Victor Vidal en 1948, l'internement et l'expulsion de son beau-frère Habib Vidal, la famille entière se trouve contrainte de quitter l'Egypte. Malgré leur nationalité Italienne, ils font leur Aliya en 1950.

Par ses écrits, l'auteur de ce livre, décédée le 31 Janvier 1984 après une longue vie de labeur, a légué à l'histoire un document incomparable autant par sa fraîcheur et sa facilité de lecture, que par son authenticité.

 

 

-o-o-o-o-o-o-

 

 

CHAPITRE  I

 

 

Les étoiles au ciel s’allumaient une à une. Les ombres s’allongeaient lentement sur la dune. C’était une fin de jour du printemps de l’année 1885. Sur l’eau verte du Nil la barque glissait rapidement. Elle allait avec le vent,  les voiles gonflées à fond. Le batelier avait déposé ses rames, il n’avait pas besoin de se fatiguer : ils arriveraient bien avant l’heure. Son seul passager, cet après-midi, était un homme grand, les épaules larges, un visage très, très doux, aux yeux bleus, d’un bleu très profond. Ces yeux, derrière le pince-nez bleu à monture d’or, contemplaient la berge d’en face : l’autre bord du Nil aux champs verts sans fin, les plantations de la canne à sucre, les fabriques elles-mêmes, les distilleries à alcool et, au fond, au fond, sortant du brouillard de poussière, la Pyramide de Sakarah. L’homme respira profondément, se détendit comme si quelque chose en lui s’était modifiée subitement.

« Dieu soit loué », la voix du barquier monta dans le silence. « Dieu soit loué nous sommes arrivés, Monsieur David ! » L’embarcation avait cogné la petite passerelle. L’homme en galabieh bleue se dépêcha de l’attacher solidement à une des poutres de bois. «  Voila vos effets, continua le batelier, est-ce que Sayed, le muletier, vous attend ? »

«  Je suis là, cria une voix, soyez les bienvenus !!! » Le serviteur s’empara des paquets, les mit dans la sacoche posée au travers du mulet. Il tendit ensuite les deux mains, aida son maître à sortir de la barque et à monter sur le dos de l’autre mule.

«  Que la paix soit avec vous !! Oui, la paix du cœur, la paix de l’âme, la paix en vos familles ! La paix sur les chemins douteux, dans votre entourage, la paix vraie, sans détours, qui se reflète sur les visages. » Les deux hommes allaient lentement, sans hâte, assis confortablement sur les bonnes bêtes. Ils avaient deux kilomètres à traverser avant d’arriver à la petite ville. Deux ou trois petites lumières brillaient au loin car la nuit n’était pas encore tout à fait venue : un crépuscule merveilleux, une suspension d’haleine dans toute la nature environnante. Le jour semblait à regret quitter la terre. Bientôt, toute chose ne fut que l’ombre d’elle-même ; les petites maisons à toit de chaume, aux murs de terre battue, les bêtes et les gens qui rentraient des champs. Quelques retardataires se dépêchaient criant vers la volaille, tirant sur les brides de leur cheval, les enfermant à double tour de peur que quelque voleur de route ne se hasardât de leur côté. Mais oui, rien n’était si sûr, pas même les routes !...

Mais Sayed, le fidèle serviteur de David, était connu pour sa force à dix mille lieues à la ronde. Dans toutes les isbés, il était réputé pour son attachement à son maître et tous savaient qu’il se ferait tuer pour le défendre.

« Je t’attends depuis le matin, Sidi ! »

« Oui, dit David, mon mal de tête m’a empêché de venir plus tôt. Imagine-toi que, dès que je mets mes pieds ici, cet étau affreux qui me resserre les tempes, cet étouffement qui me prend à la gorge, ce clou de fer qui me traverse les deux yeux jusqu’à me brouiller la vue, tout ceci est impossible à dire, impossible à croire ! Et pourtant voilà, je suis un autre homme à présent ! Dès que je mets les pieds à San Giovanni, dès que je touche ces rives bénies comme par enchantement, tout mon mal s’évapore comme s’il n’a jamais existé. » David s’arrêta de parler. Une seconde, il arrêta sa mule, respira, regarda autour de lui, comme pour remercier le ciel, cette dune, ces arbres, ces champs, ces gens qui lui avaient rendu la santé. Le murmure d’une eau qui coulait par petites cascades le fit retourner vers Sayed :

« Nous sommes déjà à la Source de la Dame au manteau vert ? » questionna-t-il. « Oui, Sidi et avec ta permission, j’aimerai faire mes ablutions avant ma prière de l’après-midi et celle du soir. »

« Mais, bien sûr, Sayed, moi-même je ferai comme toi : après ma plongée dans cette eau miraculeuse, cette source qui nous arrive du tréfonds de la terre, après en avoir bu une gorgée, je me sens allégé d’un fardeau qui me pesait sur les épaules. Cette source est une bénédiction du Créateur. » Le serviteur avait remis

son unique vêtement et murmurait sa prière sur la natte de paille posée ici même à l’intention de tous les passants. Déjà la voix du Muezzin lui arrivait du haut de la tour de la mosquée. L’écho de ce pieux appel se répétait au loin. Dans un recueillement infini, toute la nature se tut. Le temps cessa d’exister. Deux hommes priaient, chacun dans sa langue. Ils priaient un même Dieu un même Allah ou Yehova !! Le musulman salua les Anges, à droite, à gauche, secoua sa galabieh, se retrouva debout devant son maître qui finissait lui aussi son ‘Arbit. « Partons », dirent-ils ensemble en enjambant leur monture : « tu vois, Sayed, dit David, tu vois il y a deux ans, chaque semaine, je fais ce voyage entre Le Caire et ce coin de terre bénie qui s’appelle Helwan. C’est ici seulement que je vis, que je respire, c’est ici que je me sens un homme. Mais ce va-et-vient incessant commence à me fatiguer. Heureusement que le Créateur arrange les choses. Les travaux avancent du côté du chemin de fer. Un nommé Suarez, un riche « mexicain », a divisé la montagne du Moqattam en deux pour raccourcir le chemin entre Le Caire et Helwan. Le gouvernement, les grands pachas ottomans, ont approuvé ce projet grandiose. Suarez va tout dépenser de sa propre poche ; il n’y aura plus bientôt de voyage en barque et à dos d’âne. On ne perdra plus son temps à venir en charrette du Vieux Care jusqu’ici : le train nous amènera et nous ramènera en une heure, nous et nos bagages ! Mais, qu’as-tu Sayed tu ne dis rien ?... »

« Que puis-je dire, Sidi ? Sidi est content du chemin de fer, mais moi, mais nous, les muletiers, les barquiers, les charretiers, que ferons-nous ? » David fut secoué par un grand éclat de rire qui retentit dans la nuit. Depuis longtemps il n’avait ri de si bon cœur ; seul Sayed savait l’amuser par sa naïveté.

« Gros bêta, lui dit-il, mais vous travaillerez triplement plus. Les touristes viendront nombreux connaître cette nouvelle contrée bénie. Ils bâtiront des hôtels, des villas, aménageront un nouveau Souk à tous vos produits agricoles, occupant tous ces gens, leur donnant du travail à tous ceux-là qui s’échauffent au soleil à longueur de journée en chassant les mouches. Tu vois d’ailleurs combien les gars d’ici ont gagné de l’or en travaillant pour Suarez qui leur a aménagé des tentes pour dormir dans le désert, une cantine qui leur donne trois bon repas par jour et tout cela sans compter le personnel du chemin de fer qui s’installera ici avec les nombreuses familles. Tu promèneras leurs enfants à dos d’âne, tu leur montreras la vieille ville, ses ruines et ses antiquités, tu les amèneras à San Giovanni pour le thé ! Est-ce que l’on pourra jamais oublier les berges du Nil et sa beauté, son eau douce comme le sucre, son eau tantôt verte, tantôt bleue selon le ciel et le chant des bateliers si bons, si chaleureux qui partagent avec nous leur bon pain noir et leur miel si savoureux. Ils amèneront et ramèneront les gens visiter Kom Ombo, la vieille ville des pharaons, leurs tombes, leurs grottes remplies de surprises. Et Cham El Nessim ? Tu oublies donc Cham El Nessim ? Qui ne fête pas ce retour du Printemps au bord du Nil ? La ville entière, les cfars se rencontrent, chantent, dansent au bord de l’eau tranquille. Je te préviens dès à présent : tu n’auras pas le temps de mettre une bouchée de ton bon battaou en bouche ou de briser l’oignon en deux avec ton poing pour conjurer le mauvais œil, tellement tu auras à faire ! Et puis vos femmes, vos filles si douces, si bonnes, pourront aider les mères de famille à faire un peu de ménage, de lessive, à cuire le pain. Elles s’achèteront un bout de terre pour la dourra, le blé ou une bonne vache laitière ou au moins quelques volailles. Que dis-tu de tout cela ? »

« Qu’ai-je à dire Sidi ? Toi, tu es comme le prophète Mohamed : tu sais lire, tu sais écrire, tu sais penser et tu vas si loin, si loin sans bouger de ta place et je suis heureux de t’entendre, d’être à tes côtés et je suis prêt à faire tout ce que tu dis et tout ce que tu demandes. » Nous sommes arrivés Sayed, rentre mes paquets, allume la lampe à pétrole pendant que je me déshabille. Je me sens un appétit de loup ; il y a presque deux jours que je n’ai rien mis en bouche et ma femme qui avait préparé de si bonnes choses pour le Samedi ! Elle a juré de me les remettre et me fit jurer de tout manger. Viens, mon frère, viens partager avec moi mon repas. Oh que de bonnes choses en effet ! Et Sayed ne fit pas de façon. Avec des hums et des hums, des allahs répétés, il avalait, se suçait les doigts : Les farcis de courgettes toutes petites, les gros bouts de viande succulente, le poisson qui fleurait si bon l’ail et le céleri, même la grosse casserole de riz à la financière plein de sounobars et de petits morceaux de foie, même cette casserole se trouva vidée de son contenu en un clin d’œil.

« Tu es content Sayed » ? dit David . Le serviteur eut honte d’avoir tant mangé en face de son maître :

« Que Sidi m’excuse, c’était si bon que je ne sais plus ce que je faisais. » « Mais non, Sayed, tu n’as pas à t’excuser, il fallait manger tout cela. Il ne fallait pas qu’il en reste quelque chose, tout ce serait gâté demain. D’ailleurs, moi aussi j’ai bouffé comme je ne l’ai jamais fait de ma vie. Il nous reste encore des gâteaux pour le café de demain matin. Seulement, une question me travaille ; moi qui veut amener ici toute ma famille, je ne sais où la loger. Tu sais que j’ai une belle et grande maison : un grand hall, cinq belles chambres spacieuses et propres. Pour mes trois filles et trois garçons où trouverais-je quelque chose de pareil ? » David se tut, repris par le souci des siens ; Sayed semblait se creuser la cervelle pour trouver une solution. Il nettoya la table du reste du petit festin, se mit à laver les plats et les casseroles. Soudain, il plaqua tout et courut vers David.

« Sidi, dit-il joyeux, j’ai trouvé ! Hier, justement, j’ai entendu mon neveu raconter que le gouverneur de Helwan cherche un bon locataire pour son ancienne maison. C’est exactement ce que tu cherches : comme la grandeur de ta maison et une grande cour l’une supérieure et l’autre inférieure avec la chambre de lessive. Sans parler de la grande Nokra où il logeait ses nombreux chevaux. La Nokra, tu sais, c’est une longue et large crevasse au bout de laquelle, adossé au rocher surplombant la rue, un pavillon très propre donnant vers le nord tout planté, tout environné de beaux dattiers. » David ne croyait point ses oreilles. Il connaissait très bien la maison. Elle était située tout à fait à l’est de la ville, un peu éloignée du centre mais cela valait mieux. Il aimait la tranquillité qui lui permettait de se rétablir. Il connaissait très bien le gouverneur qui s’était adressé à lui pour une petite affaire d’argent quand il construisit  sa nouvelle Saraya. Car David était « Sarraf » de profession – changeur, banquier privé – comme la plupart des membres de la famille Mosséri qui devinrent plus tard les premiers banquiers d’Egypte.

« Sayed, merci pour le bon renseignement » dit-il, « dès demain matin, j’irai voir le gouverneur. »

Ainsi fut fait ; David fut reçu chaleureusement par cet homme. Habillé à l’européenne, toujours tiré à quatre épingles, rasé de près, le teint clair, les yeux bleus, la moustache blonde, la bouche toute petite et rieuse malgré son air très, très sérieux. Cet homme, mon grand père paternel, avait l’air d’un aristocrate de la haute société des pachas Ottomans qui, en ces années étaient d’une grande influence en Egypte. Le gouverneur fut enchanté d’avoir pour voisin un homme instruit qui gagnait honorablement sa vie. Depuis deux ans, il l’avait vu tous les jours, du matin au soir, assis derrière son comptoir de changeur. Jamais personne n’avait élevé une plainte contre lui. Tout le monde l’aimait et il avait toujours un bon mot pour chacun. L’affaire fut rapidement conclue : c’était comme si la main de Dieu menait les choses. La semaine suivante fut mémorable pour la petite ville de Helwan. La nouvelle gare fut inaugurée en grande pompe. Des personnalités, des consuls venus des quatre coins du Caire, des princes de la famille Kédiviale qui habitaient de beaux palais dans la ville même,  la musique militaire et même un coup de canon. Un ruban bleu reliait la locomotive, toute parée de fleurs, au quai. Monsieur Suarez, chef de la communauté Israélite du Caire, passa le ruban au gouverneur ; d’un coup rapide il coupa le ruban, c’était le signal. La locomotive s’ébranla dans des sifflements stridents. Tout le monde éclatait de joie ; on s’embrassait, on se souhaitait bonne réussite. Les plus heureux des mortels, c’était Henri Suarez, heureux du bonheur des autres, heureux que tout avait bien marché, heureux qu’une vingtaine de familles Israélites soient à la hauteur d’être le personnel diligent de cette nouvelle ligne, importante dans sa simplicité ; elle reliait à la capitale cette petite station hivernale qui avait de grandes raisons pour être à l’avenir une grande station, à cause de ses sources miraculeuses d’eau minérale, de son climat très doux pendant les mois d’hiver, un soleil toujours brillant, une brise exempte d’humidité qui firent s’attacher à elle les nouveaux venus. Le personnel, les mécaniciens de la locomotive étaient Israélites, les contrôleurs, les caissiers, les gardiens de nuit, les magasiniers, les ouvreurs des passages, tous, tous étaient Israélites, tous du quartier. Le vendredi soir et le Samedi matin, ils se réunissaient tous dans la grande entrée de la maison de David Mosseri pour les prières du Shabbat. La grosse locomotive et ses wagons de première, de seconde et troisième classes se reposaient vingt quatre heures, eux aussi. Après la Havdala, les hommes reprenaient leur travail jusque minuit. Ils se retrouvaient ainsi chaque semaine à la grande joie de Set Esther la charmante femme de David.

« Mais », dirent-ils un matin. « nous ne pouvons continuer à vous déranger ainsi » ; surtout que la période des Fêtes approchait à grands pas. Tous signèrent une pétition demandant à Henri Suarez de les aider à élever un Temple à Dieu. Quelle ne fut leur surprise d’apprendre par retour du courrier que le nouveau Temple était en voie de construction dans telle rue, tel numéro et qu’il serait prêt pour les offices du Nouvel an. Henri Suarez tint parole. Sa mère qui était d’une très grande piété avait insisté auprès de son fils pour construire la maison de Dieu. Rien n’y manqua : ni les lambrissures de bois précieux importés d’Espagne, ni les beaux parements d’argent ou de cuivre dorés importés d’Allemagne. L’Autel en marbre blanc veiné de rose venait d’Italie spécialement. Du velours rouge brodé d’or drapait l’armoire des Livres Saints, de beaux lustres du plus pur cristal s’allumaient de mille feux au moindre balancement et des veilleuses à huile suspendues au plafond par de lourdes chaînes étonnaient le regard. Un petit escalier menait par la cour intérieure à l’étage supérieur ou les dames assises sur des chaises confortables assistaient nombreuses à toutes les prières. Dans la grande cour extérieure, la Souka spacieuse et propre vous invitait à y pénétrer. A gauche plus au fond, une porte toujours fermée menait au purificateur car on avait creusé jusque bien profond pour trouver l’eau qui servait aux femmes comme aux hommes pour la plongeade rituelle. Les prières résonnaient entre les murs du Temple et s’élevaient vers les voûtes arrondies du Saint des Saints. La prédiction de David Mosséri s’accomplissait.

Les gens venaient plus nombreux et s’installaient dans le pays. Des hôtels poussèrent comme des champignons après la pluie : l’Hôtel Antonio, le Grand Hôtel, le Windsor. C’était des palaces en bonne et due forme avec une direction et une cuisine européennes. La Source de la Dame au manteau vert fut exploitée par une Compagnie Autrichienne qui en fit tout un établissement thermal qui n’avait rien à envier à ceux de Karlsbad ou de Vichy. Des Italiens, des Grecs s’installèrent et ouvrirent des beaux cafés et des beaux restaurants. De belles dames descendant du train, relevant gracieusement leurs jupes froufroutantes, se promenaient dans les beaux parcs de verdure ou dans les rues simplement, ces rues propres, spacieuses, claires où l’asphalte reluisait toujours sous le beau soleil brillant et chaud.

David Mosseri souriait à Sayed, derrière son comptoir de changeur. Celui-ci venait d’arriver avec son dernier né, Salomon, à cheval sur ses épaules. C’était un bel enfant de huit ans déjà et Sayed se faisait un honneur de le porter. Il était toujours fier quand Maurice d’une main et, la petite Hélène de l‘autre, il arrivait vers son maître.

« Alors, Sayed, quel bon vent t’amène à cette heure, n’y avait-il rien à faire à la maison ? »

« Non, Sidi, il y a plein à faire, car nous attendons de nouveaux pensionnaires. Madame Esther te prie de ne pas oublier le sucre pour la confiture de dattes. »

« Voilà de l’argent pour 5 kilos. Pourvois-toi tout de suite pour que ma femme soit tranquille. »

Des pensionnaires ? Oui, les plus nobles familles, la fine fleur de l’aristocratie Israélite se donnaient rendez-vous chez David Mosseri. Les grandes dames retenaient leur chambre bien avant la saison d’hiver. L’aisance, la santé, la joie régnaient dans la grande et belle maison de David Mosseri. Il était heureux et ses yeux devenaient très doux en pensant à sa fidèle et bonne compagne : son aînée Louna d’une grande beauté avait trouvé l’élu de son cœur. Bientôt on célèbrera son mariage. Son cadet Abram travaillait déjà depuis longtemps et Sayed, le fidèle serviteur, l’accompagnait sur tous les chemins, qu’il pleuve ou qu’il vente, qu’il fasse beau temps ou trop chaud. Les jours, les années s’enfuyaient laissant derrière de longues traînées de bonheur. Henriette venait de quitter la maison paternelle pour celle de son époux. Maurice venait avec Salomon de finir ses études primaires au collège des Frères. Ces deux-là étaient inséparables ; on les croyait des jumeaux. Ils jouaient, mangeaient, dormaient ensemble ; tout ensemble, même les petites comédies où ils imitaient avec une facilité étonnante telle ou telle personne de la famille ou de l’entourage. Et les rires fusaient dans tous les coins de la maison. Soudain, sur le seuil de l’entrée Nord de la Maison,, se profilait la grande silhouette de David. Les années l’avaient rendu encore plus imposant. Le silence se faisait soudain. Les yeux se baissaient, les grands et les moins grand attendaient avec un respect inconcevable que le père permît de l’embrasser.  Il les entourait chacun à son tour ou tous ensemble de son bras puissant, caressant les cheveux lisses et brillants de la jolie Hélène. Il souriait en pensant aux petits-enfants ceux de ses filles Louna et Henriette. Mais Abram dont les affaires « Alors, Sayed, quel bon vent t’amène à cette heure, n’y avait-il rien à faire à la maison ? »

« Non, Sidi, il y a plein à faire, car nous attendons de nouveaux pensionnaires. Madame Esther te prie de ne pas oublier le sucre pour la confiture de dattes.

« Voilà de l’argent pour 5 kilogs. Pourvois-toi tout de suite pour que ma femme soit tranquille. »

Des pensionnaires ? Oui, les plus nobles familles, la fine fleur de l’aristocratie Israélite se donnaient rendez-vous chez David Mosseri. Les grandes dames retenaient leur chambre bien avant la saison d’hiver. L’aisance, la santé, la joie régnaient dans la grande et belle maison de David Mosseri. Il était heureux et ses yeux devenaient très doux en pensant à sa fidèle et bonne compagne : son aînée Louna d’une grande beauté avait trouvé l’élu de son cœur. Bientôt on célèbrera son mariage. Son cadet Abram travaillait déjà depuis longtemps et Sayed, le fidèle serviteur, l’accompagnait sur tous les chemins, qu’il pleuve ou qu’il vente, qu’il fasse beau temps ou trop chaud. Les jours, les années s’enfuyaient laissant derrière de longues traînées de bonheur. Henriette venait de quitter la maison paternelle pour celle de son époux. Maurice venait avec Salomon de finir ses études primaires au collège des Frères. Ces deux-là étaient inséparables ; on les croyait des jumeaux. Ils jouaient, mangeaient, dormaient ensemble ; tout ensemble, même les petites comédies où ils imitaient avec une facilité étonnante telle ou telle personne de la famille ou de l’entourage. Et les rires fusaient dans tous les coins de la maison. Soudain, sur le seuil de l’entrée Nord de la Maison,, se profilait la grande silhouette de David. Les années l’avaient rendu encore plus imposant. Le silence se faisait soudain. Les yeux se baissaient, les grands et les moins grand attendaient avec un respect inconcevable que le père permît de l’embrasser.  Il les entourait chacun à son tour ou tous ensemble de son bras puissant, caressant les cheveux lisses et brillants de la jolie Hélène. Il souriait en pensant aux petits-enfants ceux de ses filles Louna et Henriette. Mais Abram dont les affaires prospéraient demanda à son père la permission de se marier. David alla demander à leur ancien voisin de palier, au temps du quartier, la main de sa jolie fille Esther. En secret depuis leur enfance ils s’étaient promis l’un à l’autre. Ce fut un beau mariage. Habib Chémès compta sonnantes les quatre vingts Bento qui étaient la dot. Ses yeux, ses petits yeux brillaient car la trouvaille de pièces d’or puisée au fond de la terre lui était destinée des Cieux. Il en était fermement convaincu. Esther, timide et émue, baissait son front pur sous les voiles et les fleurs d’oranger. On lui donna la plus belle chambre à grand’maison. La jeune épousée était fière de son brave et jeune mari et lui, lui était fier d’elle p       arce qu’elle était douce, attentive à ses besoins, et surtout, surtout très respectueuse envers son père et sa chère mère. La même année ce couple d’une beauté des dieux, eut une jolie petite fille. Il ne pouvait la nommer Esther du nom de sa grand-mère paternelle suivant la coutume. On la nomma Louna, elle fut belle et lumineuse comme une Lune. Toute sa vie, elle fut une Lumière, une Lumière douce et intense à la fois ; ses yeux grands, verts ou bleus étaient un univers entier de profondeur et de bonté ; sa  voix était musicale. Quand elle parlait, on aurait dit que les anges se concertaient sur terre. David Mosseri était déjà plusieurs fois grand-père et, l’année suivante, ce fut le fils d’Abram qui porta son nom David Mosseri Junior…qui naquit.

La saison touchait à sa fin ; elle avait été particulièrement bonne. De septembre à Mars, toutes les cinq chambres avaient été occupées successivement. La cassette était bien garnie ; des liasses de livres Sterling bien rangées au fond. Un petit sac en toile plein de livres d’or et là-bas, là-bas dans un coin, les bijoux de la famille. Ceux-ci ne sortaient de la cassette que pour les mariages ou les visites exceptionnelles. On ne portait pas tous les jours les boucles d’oreilles en diamant ni les bracelets d’or lourds finement ciselés ni les petites chaînettes des enfants avec les mezozots ou le Chadaï sertis de rubis et

d’émeraude. 

 

 

Aout 2009

SUITE DU CHAPITRE I

 

 

 

Grand-mère ne quittait jamais la maison et c'était elle qui gardait la clé de la cassette. A toute heure du jour on s'adressait a elle soit pour qu'elle y place de l'argent, ou soit pour qu'elle en retire. Elle était toujours la, fidèle gardienne du petit trésor de trois générations. Grand-père David, était tout en extase devant son petit-fils qui souriait dans son berceau de dentelles. Il oubliait d'aller à son travail. Ce n'était pas qu'il paressait mais il savait que son fils Sleman l'avait déjà devancé depuis très tôt et il pouvait compter sur lui. Derrière le comptoir de son père, il avait le même flair des affaires heureuses et celles qu'il fallait refuser. L'agencement de tous les journaux en toutes les langues était a eux ainsi que celle très florissante de la vente de la loterie de Helwan exclusivement fructueuse; cette loterie la première en son genre, vendue dans toute l'Egypte, due a l'intelligence de Suarez et a son ingéniosité, fut conçue pour l'assainissement des villes nouvelles: tous les revenus étaient consacrés a financer le trace des routes, les installations d'eau courante, d'électricité, de cliniques, la construction- d'écoles etc, etc...

"Je prends vraiment de mauvaises habitudes", fit David, "cet enfant me retient à la maison plus qu'il n'est permis. Allons, Esther, passe-moi mon veston et que j 'aille voir ce qui se passe là-bas."

S'essuyant les mains dans son tablier, elle l'aida: une seconde, ses mains blanches et lisses, avaient effleuré les mains de son époux. Elle rougit de pudeur et lui la regarda tendrement, profondément. On aurait dit qu'il la découvrait pour la première fois: ces beaux yeux, quelle couleur avaient-ils? Ces yeux immenses et purs étaient-ils bleus, verts, gris ou violets? Toutes ces couleurs y étaient, mêlées et entremêlées suivant la lumière, suivant le ciel, suivant qu'elle était elle-même soucieuse ou dégagée. Toujours est-il qu'un certain air enjoué et lutin lui donnait un air très jeune.

   "Tu sais que tu es encore très jolie pour ton age", lui dit-il. Il sentait le besoin de dire ce quelque chose: était-ce un au revoir a cette bonne compagne de sa vie, qui avait su mener sa barque si bien, si judicieusement, était-ce un remerciement à cette fidèle compagne qui avait porté, presque toute seule, le fardeau, si précieux si cher, de sa nombreuse famille.

"Ne tardes pas à midi, je t'en prie, dit-elle, pour que la chaleur ne te fatigue pas. Il ne faut pas que tes maux te reprennent"! Elle le regarda partir d'un pas léger, allègre, du pas d'un homme comblé et... et elle, elle alla vaquer à ses besognes. A la cuisine spacieuse et claire, il y avait toujours à faire: il est vrai que Sayed 1'aidait et faisait tous les gros travaux. Mais les repas, les repas devaient être prêts avant midi, pour les petits qui rentraient de 1'école de la Sainte Famille d'abord, et, ensuite pour ses hommes. Ils étaient sa fierté et sa raison d'être, ses hommes. Abram qui avait si bien réussi dans son commerce: il avait commencé avec quelques pièces de tissus, des châles, et une grande boite de merceries. Sayed posait le tout sur sa mule et, de maison en maison, de cfar en cfar, d'isbée en isbée tous l'attendaient. Chacun avait besoin de quelque chose: une paire de bas, de chaussettes, un mètre de ruban de satin, une paire de ciseaux, du fil, des épingles, des aiguilles! Et pourquoi pas? On pouvait même commander un costume d'enfant, une robette en beau voile ou en toile écrue. Alors il dressait une longue liste à son jeune frère Maurice: c'était déjà un beau jeune homme, un grand brun à la moustache relevée, il l'envoyait par le train au Hamzaoui: là se concurrençaient les fabriques de toutes sortes de confection, de tissus! Il savait faire le prix, Maurice. Parti dès les cinq heures du matin, il rentrait avant midi avec de gros paquets dont Sayed le dégageait à sa descente du train. Mais la clientèle devenait de plus en plus grande, plus exigeante: une grande charrette fermée d'une toile contenait déjà de quoi satisfaire les plus difficiles. Même les pensionnaires, venus à Helwan pour l'hiver, se demandaient ou Abram et Maurice prenaient de si beaux castors imprimés, de si fines Valenciennes, de si jolis jupons empesés, ou le tulle se mêlait à l'organza. Le lin rose, bleu, canari, les écharpes de crêpe de Chine, le taffetas, le velours, et la clochette tintait et la charrette attelée au petit âne tirait. Et Sayed et Abram étaient fiers de servir toute la région: "Bella roba Mosséri" criaient-ils chacun a son tour. Ils criaient leur nom en Italien, car nombreuse, était là-bas, la colonie Italienne. N'étaient-ils pas, eux- mêmes, sujets italiens? Mais oui, et ils causaient couramment cette langue que les bons Frères enseignaient avec le français, 1'anglais et 1'arabe. Ils se débrouillaient aussi en grec qu'ils avaient attrapé des gens des cafés. Ils se débrouillaient étonnamment bien, Sleman, Maurice et lui. Mais Abram était déjà père de trois enfants. Il était fatigué de se lever avant le jour, de parcourir la ville d'Est en Ouest, du Sud au Nord. Ses yeux clairs, derrière ses lunettes foncés commençaient à rougir des ardeurs du soleil! Assis autour de la longue table de la cuisine, la veille, après un repas copieux, ils avaient envisagé, son père, ses frères et lui, la possibilité financière d'ouvrir un grand magasin à la rue principale, la rue Mansour, là, à deux pas de la gare et à proximité des hôtels. Cette rue était le centre, et, c'est là qu'il leur fallait s'installer. Ils décidèrent d'un commun accord, de mettre leur plan à exécution, et dès le lendemain. C'était à toutes ces choses que pensait Grand-mère: ses mains agiles travaillaient, mais sa tête travaillait plus vite encore. Elle faisait le compte de tout 1'argent qu'ils avaient économisé de longues années, oui il suffira amplement. Ils achèteraient tout au comptant car elle n'aimait pas les dettes. Elle pensait à tout cela, quand son ouie très fine perçue le bruit d'une voiture attelée de forts chevaux: elle crut que les voisins recevaient des visiteurs, mais non! Le cocher s'arrête juste en face de la porte de 1'entrée Sud. Son coeur bat à se rompre, sans savoir ce qui l'attend déjà! Son homme, son mari, ce compagnon si cher descendait de voiture, lourdement appuyé sur Sleman. Il était pâle et se soutenait difficilement. Elle courut vers lui, lui prit l'autre bras et tous les trois ils rentrèrent à la maison. Elle lui soutint la tête sur 1'oreiller blanc; la devinant toute proche, il entrouvrit avec effort, une seconde, les yeux: "Continuez, soyez unis, Dieu vous bénisse!" C'était fini: une attaque de coeur venait de le briser en plein élan, en pleine vigueur. Il était juste neuf heures du matin.

Il y a dans notre vie des choses impossibles à croire et pourtant, ces évidences sont là, palpables. Elles nous révoltent, nous blessent, nous meurtrissent. Nous nous tordons de douleur en silence, désemparés, enfants ayant perdu la barre: une stupeur mêlée d'effroi. C'était tellement inattendu! Comme une fusée de poudre, la terrible nouvelle remplit la petite ville. Des amis accoururent assister Sett Esther et sa belle-fille. On ne savait comment mettre la main sur Abram qui depuis 1'aube était en tournée à 1'Ouest. Maurice était parti de bon matin ramener les commandes et, dans le train a Bab-El-Louk à 12 h, il était heureux de rentrer. Il déposa ses lourds paquets sur la banquette, s'épongea son beau et large front: ses sourcils noirs épais se soulevèrent en accent circonflexe en regardant autour de lui. Au fond de la voiture, des hommes chuchotaient en le regardant. Il les connaissait bien: les frères Acher, entrepreneurs de pompes funèbres et un rabbin avec eux.

"Salut mes amis, fit-il, je regrette de vous interroger mais chez qui est arrivé ce malheur?" Ils se regardèrent ne sachant quoi répondre. Jamais, jamais il n'aurait eu 1'idée que c'était arrivé chez lui. Il reprit et questionna chez qui? Comme ça à 1'improviste et sans consulter personne. Chez qui s'il vous plait? Alors, on lui révéla 1'affreuse chose: ils venaient pour... Il fut pris de vertige et tomba de tout son long et s'évanouit de douleur. Dans le train on s'empressa de le faire revenir à lui: on lui fit comprendre que la vie était ainsi faite, que c'était la volonté de Dieu: de sa Main nous viennent les joies et de sa Main les tristesses. Mais Maurice n'écoutait personne, il pleurait comme un enfant. Mon Père, ah mon cher père si jeune et si bon. Pourquoi ai-je voyagé aujourd'hui, juste aujourd'hui: je serai resté, je lui aurais parlé, j'aurai entendu sa voix pour la dernière fois. Mon Dieu, ô mon Dieu, répétait-il! Ses lamentations n'étonnèrent personne tout le monde partageait sa peine et le long du chemin de retour, de la gare à la maison, un long cortège d'amis 1'accompagna. La Grande Maison était déjà remplie de parents venus du Caire car David, malgré ses cinquante ans, était 1'aîné de la branche aînée, aimé et respecté de tous, et tous venaient éplorés lui rendre un dernier hommage. Ils 1'accompagnèrent jusque San Giovanni, tous à pied, Musulmans, Chrétiens, Israélites, porté sur leurs épaules, chacun à son tour, passant pour la dernière fois par ces chemins qu'il avait tant aimés et tant regardés. Il reposa dans cette terre qui lui était si chère: ses fils, le coeur déchiré, la voix brisée, trouvèrent pourtant la force de dire à voix haute le Kadiche.

"Père, Père bien aimé, tu peux dormir en paix nous continuerons ton oeuvre, nous serons dignes de toi!" Ils menèrent le deuil durant 30 jours.

A toutes les heures, les prières résonnaient dans Grand'maison, les prières qui faisaient taire les pleureuses. Ce chef de la Communauté Juive de Helwan, qui venait d'être arraché aux siens, était cher à toute la ville dont il avait été un des pionniers, un des fondateurs. La petite communauté Israélite le regrettait amèrement, car il avait été son conseiller, son appui moral et financier. On se fit un devoir de confier à son fils Abram toutes les fonctions spirituelles de son défunt Père. Au temple, à la maison, sous la tendre pression de sa mère, il prit sa place. Le temps ne cicatrisa jamais la blessure de cette absence mais les exigences de la vie, elles, les obligèrent à reprendre contact avec tout ce qui les entourait. Une nouvelle naissance fit relever le bandeau noir de la tête de Sett Esther. Le carnet de bonnes notes de Louna fit sourire Abram. Les Fêtes, les premières, furent dures sans la présence du cher disparu, et, que de fois les murs muets de la cuisine virent Grand-mère essuyer furtivement une larme avant qu'un des enfants ne la voit: car sa vue avait décliné et son teint n'était plus si rose. Sa robe noire fut remplacée parfois par une gris perle, avec un grand col à volant large de dentelle précieuse noire. Ses cheveux grisonnants devenus presque blancs, d'un blanc argenté, lisses, brillants paraient d'une auréole royale. Les années passèrent, les grands magasins à trois battants firent la fierté des Mosseri Frères: une librairie papeterie, une mercerie des plus colorées et une branche de maison, de cadeaux, cristallerie, services de table, verrerie colorée, lustres. Il y avait de tout et les trois frères n'avaient pas assez de bras pour servir tous les clients. Toute leur marchandise était importée d'Italie ou de France. Les commissionnaires de ces pays venaient jusqu'à eux leur présentant leurs beaux catalogues. Ils faisaient leur commande et payaient cash! Dieu vous protége répétait grand-mère, Dieu vous conduise. Et vous tous, ouvrez bien les yeux, toi surtout Sleman mon fils, surveille bien ton comptoir de change, demande conseil à ton ainé avant toute opération! Il est vrai que tu connais fort bien ton métier, mais il y a tant de gens pas trop honnêtes! Rassure-toi mère, répétait Sleman, je n'entreprendrai jamais rien sans vous consulter toi et mes frères. En effet, tous les soirs, tous trois comme jadis quand ils étaient quatre hommes autour de la longue table de bois rustique, lisse, émoussée par tous les coudes qui s'y étaient appuyés, les trois hommes se rendaient compte de ce qu'ils avaient fait dans la journée. Grand-mère, en silence, faisait semblant de mettre de 1'ordre dans son placard qui courait, massif, d'un mur à l'autre, Grand-mère écoutait ce que les hommes se disaient entre eux. Et, quand toute la maisonnée était profondément endormie, la veuve, encore éveillée dans son lit, traçait la ligne de conduite de ses fils, les menait sans qu'ils s'en aperçoivent, les guidait sur leur route, l'illuminait par un petit bon mot ou par un regard muet. Et les jours succédaient aux jours, les saisons aux saisons.

Maurice flirtait, déjà, avec sa cousine Varda Mosséri, sa cousine germaine, la fille du frère à son père, Chaiah. Sleman aussi avait les yeux jetés sur une jolie personne qui lui avait été présentée à un mariage, Esther Yai'ch. Les hivers

amenaient à Grand'maison les pensionnaires et leur présence apportait un changement dans la vie monotone de Helwan. Abram avait sa femme et ses enfants qui remplissaient tout son univers mais les deux jeunes célibataires prenaient souvent la clé des champs et passaient les vendredis soirs et les Samedis au Caire, avec les cousins et cousines qui leur restaient profondément attachés malgré la distance. Il n'y avait point d'été où Grand'maison ne soit remplie de visiteurs, parents et leurs petits et grands enfants. La maison grande, spacieuse, claire, ses deux cours, ses murs, résonnait alors d'éclats de rire, de chants, de joie pure vraie et, merveille des merveilles, miracle des miracles, le sourire revenait aux lèvres pales de Grand-mère. Il faut marier ces garçons, décida-t-elle, ces deux benjamins ne pouvaient pas attendre la jolie Hélène si gracieuse mais encore si jeune. Amène ta cousine, disait-elle à son fils. Varda aimait bien Maurice, elle le taquinait souvent. Elle était vive, enjouée, un peu bruyante et quand on lui demandait d'être plus sérieuse, plus sage, elle répliquait qu'elle avait bien le temps de s'assagir puisqu'elle vivrait bientôt à Helwan dans ce désert où l'on se calmait malgré soi. Elle était exigeante, commandait des meubles très chers, des rideaux coûteux. On lui céda tous ses caprices car après tout, c'était sa cousine, elle tait riche par sa mère et son aînée, Louna toutes deux doctoresses gynécologues diplômées a 1'hôpital de Kasr-El-Eini. Grand-mère essaya de se montrer à la hauteur mais le jeune fiancé fut désappointé par 1'excès des caprices. Elle exigeait un couvre-lit en satin somptueux quand une dentelle au petit point aurait suffi. Varda s'entêta, bouda. Maurice cessa ses visites et les fiançailles furent rompues. Sans explications, sans scènes, ils reconnurent de part et d'autre qu'ils n'étaient pas destinés 1'un à 1'autre. Mais la chambre à coucher était prête, les rideaux, les tapis, tout, tout. Ceux de son frère Sleman de même. La date du mariage avait été même fixée. Les deux frères s'étaient jurés de se marier le même jour pour que la joie fût à son comble. Alors Esther, la jeune femme d'Abram dit à Grand-mère:

"J'ai une cousine de 19 ans, la fille de ma tante Marietta, la soeur de mon père. Elle est charmante, douce et très, très sérieuse. En outre, son père est riche et j'ai cru entendre dire qu'elle a une belle dot. J'aimerai la voir avec nous dans cette chère maison. C'est une orpheline, sa mère est morte quand elle était très jeune".

Les deux jeunes gens se fréquentèrent et, en effet, la jeune personne avait toutes les qualités pour être une bonne épouse et une mère accomplie. Son père qui s'était remarié et avait plusieurs enfants, était de son métier organisateur de fêtes, de mariages et des réunions de la haute classe. Il avait en outre un hôtel rustique de 25 chambres à Ras-El-Bar, une langue de terre entre le Nil et la Méditerrannée à 1'embouchure de Damiette. Là, passaient les vacances ceux qui avaient les moyens d'un congé et qui s'échappaient des chaleurs de Juillet-Aout au Caire. Donc son père Bekhor Nessim Sabban fut enchanté d'un si beau parti que Maurice Mosséri. Il fut surtout enthousiaste quand ce fut Habib Chémés lui-même, le frère de sa première femme, qui vint demander la main de sa fille Amar pour le frère du mari de sa fille mariée à Abram. II prépara un merveilleux trousseau pour sa fille. Tout fut choisi au Louvre et au Lafayette: jamais mariage ne fut plus grandiose. Grand'maison connut de nouveau ses plus beaux jours de joies. Durant sept jours et sept nuits les cours immenses furent illuminées, des tables furent dressées avec une abondance de mets succulents. Les boissons coulaient a flots, les tourtes, les croque-en-bouche, les fruits verts et confits, les dragées. C'était un mariage royal. Les deux jeunes couples rentrèrent sous la tente dressée pour les sept Bénédictions, 1'un par la porte du sud et 1'autre par 1'entrée nord. Ils se rencontrèrent a mi-chemin, sous le ciel découvert. On immola à leurs pieds un grand boeuf. Ils échangèrent une épingle pour conjurer le mauvais sort et la stérilité. C'étaient d'anciennes coutumes auxquelles Grand-mère tenait beaucoup. Il fallait la voir, Grand-mère, ce jour-la. Une robe de dentelle grise, longue, gonflante, lui seyait à merveille, la même dentelle lui couvrait la tête et lui faisait une sorte de rayonnement. Le bonheur lui donnait des ailes, elle était partout et, partout on avait besoin d'elle de sa présence, cette présence si chaude, si lumineuse et pourtant si effacée. Elle regardait ses deux nouvelles belles-filles, la femme de Maurice, Amar, fine, élancée, brunette aux cheveux noirs, avec une noble distinction.... Celle de Sleman, juste l'opposé: petite, rondelette, le teint très clair, les yeux verts immenses, une bouche faite pour le rire et la plaisanterie. Elle était l'adorée de son mari. Sa grande beauté la parait royalement. Elle donna jour à une petite fille Céline, juste neuf mois après son mariage. Trois mois plus tard, Maurice fut le père d'une petite fille aussi.

"Mère", dit-il, "je suis le seul de tes fils qui te donnes cette joie d'appeler de ton cher nom le nom de mon aînée!"

"Oui, mon fils, Dieu me comble vraiment. Céline est une charmante brunette, aux yeux de biche, mais ton Esther a toi, Maurice, ton Esther a toi, c'est moi, je crois... Avec ses yeux clairs, ses cheveux blonds, ses joues roses, je retrouve en elle quelque chose de moi."

"Oui mère", répétait le fils ému, en baisant les chères mains qui tremblaient un peu, "oui mère, si vraiment elle sera toi de nouveau, toi physiquement et moralement, ce serait vraiment une grâce de Dieu".

"La grâce de Dieu nous accompagne toujours et partout; ta femme a beaucoup souffert en mettant au monde ta chère enfant et, tout ce que mon coeur désire, c'est qu'elle se rétablisse vite et rentre chez elle".

Oui, Amar, la femme de Maurice avait accouché chez son père au quartier Israélite. Elle avait tenu à avoir son bébé, surveillée par sa grand-mère Nazli, la mère à son père, doctoresse réputée. L'enfant très développée ne venait pas et 1'accoucheuse se vit obligée de faire une longue coupure pour sauver la mère et 1'enfant. Mais une mauvaise suture provoqua une fièvre purulente qui mit les jours de ma mère en danger. Grand-mère abandonna tout: maison, fils, petits-enfants et veilla à son chevet nuit et jour. La famille de ma mère louait son agilité muette, son expérience, sa très grande propreté et surtout sa modestie. Bekhor, mon grand-père, raconte en parlant d'elle qu'il n'a jamais vu une femme garder ses esprits aux moments difficiles, comme elle, une femme qui sait exactement ce qu'il faut faire pour soulager les souffrances, venir en aide, sans bruit ni tintamarre. Un rien lui suffisait, disait-il encore, une sobriété étonnante. Avec cela toujours de bonne humeur, toujours présentable, tirée a quatre épingles, un brin coquette. Ma mère toujours fiévreuse ne pouvait me nourrir. Une nourrice indigène, saine et propre, fut engagee a prix d'or. Quel sacrifice ne ferait-on pas pour Maurice et sa femme et sa petite fille! La toute mignonne grandissait à vue d'oeil; C'était la fierté de sa grand-mère et de son petit papa et quand celui-ci 1'amenait à Amar pour qu'elle la vit, un faible sourire illuminait son visage: "elle est si belle que je lui pardonne de me faire tant souffrir, clouée a mon lit!" Deux mois après ma naissance, ma mère avait encore une petite fièvre et malgré cela, malgré sa grande faiblesse, le docteur ordonna de 1'amener à Helwan ou le grand air sec et pur l'aiderait à se remettre plus vite. On était au mois d'Août, la maison était sans pensionnaires. Mon père Maurice si bon, si plein d'attentions pour sa jeune femme, s'occupa si bien d'elle que, elle fut vite en parfaite santé. Sa cousine et belle-soeur, les deux Esther, les femmes d'Abram et celle de Sleman se multipliaient autour d'elle. Septembre, Octobre, des mois de lumière, de prières, de fêtes: les deux cours étaient raclées et propres couleur d'or. Toute la maison était rénovée à l'huile blanche, toutes les portes et fenêtres, les murs blanchis, sentaient bon la chaux. La cuisine au haut plafond astiquée a fond reluisait de propreté. Les rideaux aux fenêtres donnaient aux chambres un air majestueux et les dentelles des tours de lits, les tulles et les rubans des attaches moustiquaires réjouissaient les yeux et chauffaient les coeurs, les noeuds formaient des papillons dans les cheveux des filles, les enfants, tous vêtus de neuf, les parents aussi. Les chaussures faisaient zinc-zanc sous les pas. Au temple la voix de l'oncle Abraham s'élevait pour le Saint Office remerciant Dieu dans sa Sainte miséricorde. Il venait d'avoir un fils, Emile ou Habib, un merveilleux poupon rose. L'oncle Sleman et sa jolie femme attendaient aussi un heureux événement. Le 4 Juillet 1913 naquit un second petit David Mosseri. Son père jubilait. Comme pour le fils d'Abram la joie dans Grand'maison ne connut point de bornes: le Zohar fut le grand événement. On fit venir du poisson encore frétillant du Nil dans d'immenses paniers plats de jonc brun. Le chemin de fer était de nouveau rempli de gens des Quatre familles, en habits de fêtes; des gosses, des vieillards à la barbe blanche venus revoir les enfants de David, ces enfants qui purent si bien foncer dans la vie. Les cadeaux, les fleurs affluaient; Sayed se démenait comme un gros diable, faisait reluire les carreaux, battait les tapis, activait le feu sous les fourneaux et les chaudrons. La joie des enfants de David était la sienne. Un soupir soulevait bien de temps en temps sa grosse poitrine d'athlète qui trouvait un écho de 1'autre bout de la cuisine: c'était Sett Esther. Elle pensait comme lui, à celui qui aurait du être la, jouir de tout cela comme pour le premier David. Sayed se surprit écrasant de son gros doigt une larme, une larme qui ressemblait à une prière, une supplication ou une action de grâce...

Est-il permis quand l'aurore douce et blonde

Se lève lentement sur des yeux effrayés,

Est-il permis, O Dieu d'une terre féconde,

D'éteindre cette lumière à peine irradiée?

Même la jeune et charmante Helene s'est mariée cet hiver-la, juste huit mois après ses frères Maurice et Sleman. Une riche douairière, Madame Esther Jabès, venait passer trois semaines à Grand'maison et prendre des bains sulfureux à la Source thermale. Elle remarqua la jeune fille, chaude brunette accorte et gaie... Ses yeux chatains, clairs, toujours souriants, elle était toujours prête à rendre service... Madame Jabès avait un fils de 30 ans, un fils à papa qui comptait sur la fortune de sa mère. Elle, elle tenait à le caser, lui donner une responsabilité, une femme, des enfants. Elle voyait d'un bon oeil l'attention de Salomon pour Hélène... Un jour, le prenant au dépourvu, Madame Jabès demanda à son fils si la jeune fille lui plaisait. Celui-ci s'empressa d'affirmer qu'il n'avait jamais rencontré de sa vie une personne si douce, si sérieuse et qu'elle seule pourrait être la compagne de ses jours. Grand-mère fière de sa fille fut plus fière encore quand Madame Jabès demanda la main d'Helene pour Salomon... C'était pour elle un grand honneur, car Madame Jabès, née Levy-Garboua, faisait partie de l'aristocratie de la communauté Israélite du Caire. Les fiançailles furent courtes, le trousseau fiévreusement dressé. La jeune femme de Maurice était 1'amie intime d'Hélène, elle avait sa confiance et elles se promirent de rester amies toute leur vie. Le mariage fut célébré au Caire dans 1'appartement somptueux des Jabès. Neuf mois plus tard, naquit une petite Esther qui portait le nom de ses deux grand-mères. Hélène se montrait à la hauteur de 1'éducation qu'elle avait reçue à 1'école des Soeurs de Helwan. Salomon se consacra désormais au bonheur de sa petite famille. Madame Jabès ne tarissait point en louanges sur la distinction de sa bru. Grand-mère Mosseri, elle, se considérait la plus comblée des mères. Elle avait marié ses trois fils, ses trois filles. Elle chantonnait en berçant ses petits-enfants: elle faisait des vers, elle rimait ses mots... "Ni au Caire, ni à Paris, on ne voit des bambins comme ceux de Maurice..." Ou bien, "Ni en Egypte ni au Teman, on ne vit des enfants comme ceux de Sleman..." Elle allait des uns aux autres, aidant, soulageant avec une patience sans bornes. Elle illuminait la maison entière de son beau visage paisible, serein... A la regarder, l'être le plus nerveux se calmait soudain... Le rayonnement de cette paix intérieure éclatait sur toute sa personne... C'était une source inépuisable de tendresse. Elle avait, elle seule, le secret du sacrifice renouvelé...

Dans leurs veillées, les trois frères parlaient encore des jours inoubliables du Brit et de la joie qu'il avait amené avec lui. Ils étaient comblés, heureux. D'ailleurs, pourquoi ne pas 1'être: les affaires allaient leur grand train, les trois magasins rapportaient plus que jamais, 1'argent s'entassait dans la cassette de grand-mère. On parlait d'une grosse crise en Europe mais pour les Mosséri Frères et toute la communauté de Helwan c'était les grands jours. Ma mère malgré la défense du docteur se trouva enceinte et suivit une diète sévère pour que 1'enfant ne se développe pas trop. En effet une petite Marie vint au monde, toute menue, des yeux noirs immenses et des cheveux drus d'un noir de charbon lui tombant jusqu'au cou.

"Voila, disait Grand-mère, tu as la blonde et tu as la brune, l'une plus belle que l'autre". Maurice voulait un fils, mais pour la troisième fois, juste après onze mois naissait une petite Camille. Août 1914. La guerre dévastait 1'Europe. Sleman, Abram et Maurice faisaient des bénéfices exceptionnels car leurs magasins et leurs rayons étaient pleins à craquer de marchandises. Chez nous, on ne croyait pas à la guerre tellement tout était calme et la vie prospère. Pourtant des officiers Anglais, Italiens, Français, avec leurs belles décorations garnissaient la ville. Leurs pas résonnaient sur 1'asphalte dur et les femmes arabes, les fallahines, venues écouler leurs fromages ou leurs fruits, habillées de noir de la tête jusqu'au bout des pieds, s'enfuyaient à leur seule vue. L'Hôtel des Bains, exploité par une Société Autrichienne, fut confisqué et transformé en caserne, le Grand Hôtel, de même. Les bars, les restaurants étaient pleins de soldats qui jusqu'aux petites heures s'enivraient de bière et de whisky. Un soir 1'Oncle Sleman rentra plus tôt que de coutume, pâle, chancelant.

"Qu'as-tu?" demanda Abram.

"Tu n'as pas entendu la nouvelle dit Sleman, la Turquie est l'alliée des Allemands contre nous et alors, alors le khédive Ismail Pacha et toute sa maison ont pris la fuite de peur d'être emprisonnés par les Anglais."

"Et alors? Que cela nous fait-il, à nous?"

"Mais tu ne comprends pas! J'ai prête une grosse somme d'argent au Prince Toussoun le fils du khédive, il a pris la fuite lui aussi pour 1'Autriche, et qui va me rendre mon argent à présent?"

Si le plafond était tombé sur la tête d'Abram il ne se serait pas aussi ébranlé, il s'appuya au dos de la chaise la plus proche: "Et combien te doit-il"? "500 Sterlings" dit Sleman dans un souffle... "500 Sterlings! Et tu as fait cela sans nous consulter Sleman!"

"Mais c'est mon ami et mon client, il a fait avec moi de plus grosses affaires et il a toujours été correct".

"Mais ces temps incertains nous prescrivent la prudence!"

"La prudence! La prudence! Et, je suis un homme, après tout... J'ai le droit d'agir, de travailler comme bon me semble!!! Sa voix s'éleva plus que de coutume, il tremblait tout entier. Il tapa un grand coup de poing sur la table et rentra dans sa chambre. Les enfants effrayés s'étaient blottis dans les bras de leur mère. Maurice regardait Grand-mère qui se retenait d'éclater en sanglots.

Personne dans Grand'maison ne dormit cette nuit la…

 

 

Octobre 2009

 

CHAPITRE  II

 

   … Si on avait tendu l'oreille à chaque porte, on n'aurait entendu que soupirs et chuchotements. J'avais cinq ans déjà, et, ce soir-là, dans le grand lit, grand-mère me serrait tout contre elle: j'étais son grand trésor, je le savais, et chaque chose en elle, avait sa répercussion en moi. Mais parce que ses fils se portaient bien, eux et leurs enfants, cette perte d'argent était bien remédiable. Il ne fallait pas s'arrêter à ces mesquineries des temps, à ces misères d'un monde sans cesse en furie! Elle se parlait toute seule, à elle-même, et je sentais sa main qui caressait mes tresses blondes et me rendormis. L'aube se leva, étouffante. Pas une brise n'entrait par la porte du nord ouverte à deux battants. Les dalles de calcaire de la cour étaient plus sèches et plus blanches que de coutume. Une ombre seule se profilait au-delà du seuil, à quelques pas du canapé. Le sissit sur le front, le tephilim enroulé sur le bras et les doigts, son long tallit de laine rayé, noir et blanc sur ses larges épaules, Abram priait Chahrit. Grand-mère, à pas étouffés, apportait le café et les tasses sur le plateau. Elle les plaça doucement près d'elle, couvrit le tout d'une serviette bien propre et attendit. Songeuse, la main sur la joue, elle ne remarqua pas son aîné, assis déjà à l'autre coin du canapé: Mère, mère, veux-tu me verser le café? Oui, mon enfant... Elle lui tendit la tasse fumante, puis la rosquette au sel. Elle se servit. Ils burent en silence, par petites gorgées, ce café qu'elle aimait tant prendre en tête-à-tête avec ce fils dans les lueurs du matin naissant. C'était une de ces coutumes à elle et lui à laquelle elle ne renoncerait pas pour tout l'or du monde. Elle trouvait toujours la force d'être la première levée et dès que je sentais qu'elle n'était plus dans son lit, que la douce chaleur de ses bras n'était plus contre mon épaule, je me levais et, de suite, me frottant les yeux encore pleins de sommeil. Elle ne s'étonnait pas de me voir la chercher... Au contraire, on aurait dit qu'elle m'attendait, que je lui manquais. Elle me faisait une toute petite place entre son dos et les coussins. Elle était toute à moi et j'étais toute à elle.

L'oncle partait très tôt aux magasins. Alors, dans sa soucoupe, elle me donnait le café tiède et sucré. Papa Maurice se rendit à son travail plus tôt que d'habitude. Mais l'oncle Sleman ne sortit de sa chambre que bien tard: il avait l'air défait d'un homme qui n'a pas fermé l'oeil de toute la nuit. Aucun mot ne sortit de ses lèvres pincées. Abram rentré du marché suivi de Sayed, déposait le gros panier à légumes et aux fruits et de volailles. Ils sortirent en silence comme ils étaient entrés. Grand-mère me prenant par la main alla voir à l'office si la pâte du pain était levée car elle pétrissait tous les jours la bonne pâte pour sa très grande famille. Et quand on disait: "Quelles belles mains lisses tu as Grand-mère". Elle répondait simplement: "C'est parce qu'elles font tous les jours la bonne pâte qui donne le pain quotidien". Elle n'oubliait jamais de mettre sur la planche quatre petits, tout petits pains: le henoni que nous avalions tout chaud arrosé de miel noir. Nous attendions impatiemment Sayed qui, la planche sur la tête, revenait de la boulangerie voisine. Nous battions des mains, affamés rien que par l'odeur qui remplissait la maison et ce matin d'été en allant voir si la pâte était levée, ce matin elle voulut mettre un peu plus de joie dans les coeurs, en ayant besoin elle-même. Elle aplatit agilement quelques miches, passa dessus un peu d'huile et y enfonça un bon bout de fromage doux au milieu. Y avait-il au monde une pizza plus savoureuse? Non, je ne le crois pas et, de ma vie, de ma vie, je n'ai plus goûté quelque chose de pareil !

Ce matin donc l'oncle Sleman se leva tard, il avait le visage défait et pâle de quelqu'un qui n'a pas fermé l'oeil de toute la nuit.

"Bonjour maman, dit-il en entrant à la cuisine!"

"Bonjour mon enfant, mon âme!"

Il s'assit tout près d'elle si près que, de ses deux bras, elle l'enlaça comme lorsqu'il était tout petit, malgré ses mains enfarinées. "Oui, mon fils", dit-elle en le regardant dans les yeux. "Mère," fit Sleman, "mère j'ai pris la décision de prendre sur moi la perte que j'ai faite hier; mes frères ne doivent pas souffrir d'une imprudence dont je suis le seul responsable. J'ai décidé de vendre ma bague en diamant, les bijoux de ma femme et ceux des petits. Cela fera dans les trois cents Livres Sterlings qui rentreront dans la caisse. Quand au reste, je le payerai chaque mois un peu de mon argent de poche, celui de mes sorties. Pardonne-moi mère, ma conduite d'hier soir je ne savais pas ce que je faisais. La nuit m'a porté conseil. Ma femme est d'accord avec moi pour tout et j'espère que mes frères aussi m'approuveront. Et puis mère, j'ai encore quelque chose à te dire." Après ce flot de paroles, il s'arrêta une seconde, comme si ce qu'il annonçait était plus grave encore que ce qu'il venait de dire: il prit son courage à deux mains, respira profondément. Mais dehors, les bambins s'étaient tous réveillés. Qui criait, qui pleurait, qui riait aux éclats, qui réclamait son lait. Autour de la petite table basse, la tableia, sur la natte de paille, ils se poussaient du coude pour mieux s'asseoir. Dix enfants en vacances dans la chaleur suffocante d'un Août torride c'en était trop pour les nerfs de Sleman.

"Tu entends, mama, tu entends tout ce tapage, je n'arrive plus à le supporter; il faut que chacun de nous ait sa maison propre, sa maison à lui seul, avec sa femme et ses enfants". Grand-mère le regarda stupéfaite, la bouche ouverte, ne croyant pas ce que ses oreilles lui faisaient parvenir:

"Quoi, mon enfant?? Que veux-tu dire?"

"Je veux dire que chacun doit vivre chez lui! Et puis bientôt c'est la saison d'hiver, les pensionnaires nombreux ont déjà retenu leur chambre, nous devrons descendre dans le pavillon d'en bas, et c'est trop petit pour trois familles." Amar venait chercher un peu d'eau chaude à la cuisine, entendit les dernières paroles de Sleman. Elle prit la parole: "Oui Nona, dit-elle, Sleman a raison. Les enfants ensemble font un tapage du diable et toi, toi tu te fatigues trop pour que tout soit possible ici!" Grand-mère s'effondra sur sa chaise: "Moi, me fatiguer! Mais vous êtes ma joie, ma seule raison d'être, que ferais-je, que serais-je sans vous."

"Mère, mère, ne fais pas de tragédie pour si peu, toi si brave, si forte. Et puis nous n'irons pas loin: au bout de la rue, au coin du palais du Prince Toussoun, le petit pavillon rouge a toujours été à ma disposition. Que mon frère Maurice se cherche quelque chose de pareil dans les parages. Tu t'habilleras, tu te feras jolie et tu viendras nous voir à toute heure du jour... Au lieu d'une maison, tu en auras trois n'est-ce pas mieux?"

"Ah mieux! Grand-mère hocha la tête, mieux trois maisons, trois budgets, à présent qu'il faut un peu se serrer la ceinture!"

"Non, dit avec force Sleman, personne ne doit se serrer la ceinture, personne ne doit manquer de rien: nous sommes à la hauteur de subvenir à nos besoins, et, largement!"

"Au moins, après les fêtes, hasarda-t-elle".

"Non, répéta Sleman tout de suite, cette semaine même." Ce soir-là, au seuil de la maison, du coté de la souka dévêtue debout sur ses seules poutres dans la fraîcheur de la nuit trois hommes, trois frères, assis autour d'une table, trois frères mûris par la vie discutaient, calmes. Puisqu'il le fallait pour la tranquillité de tous, pour le bien des enfants, des épouses, puisqu'il le fallait, chacun aurait sa petite maison. Mais ils resteraient unis, associés dans les magasins, le comptoir et même Grand'maison. Les revenus divisés en parties égales sans prendre en considération le nombre d'enfants et chacun serait libre d'en faire ce qu'il veut. Le lendemain même Sleman prit sa chambre à coucher, quelques chaises, deux tables, un canapé et s'installa dans la nouvelle maison. Avant l'arrivée des meubles Grand-mère porta un plateau plein de bonnes choses au toit de son fils. Il n'y manqua ni la bouteille d'huile ni le vin ni les fleurs, ni la bellila, ces doux germes de blé cuits dans le lait et le sucre. Selon la coutume elle franchit le seuil, une bénédiction aux lèvres: "Seigneur puissiez-vous bénir ce toit, ces murs qui désormais abriteront mon enfant, la chair de ma chair, l'âme de mon âme!" Dans sa gorge elle étouffa un sanglot; mais ses yeux souriaient et elle trouvait le pavillon charmant. La semaine suivante, papa et maman découvrirent une maisonnette dans la vaste chaîne des maisons Lafloufa. Ce qui attira ma mère fut surtout le vaste jardin, la pelouse verte, les bosquets de fleurs où les roses voisinaient avec le jasmin, la violette avec les oeillets et les gueules de loup. La tamr-el-henna grimpait le long du mur qui séparait notre maison de celle d'à coté où vivait un Saint homme, le rabbi de Helwan, venu de Jérusalem et qui servait notre petite communauté: le rabbi Chouchan. Il avait deux fils, Beckor et Salem Chouchan. Derrière la fenêtre basse on pouvait le voir, son livre de prières en mains. Ses petits yeux rieurs derrière les lunettes avaient l'air de veiller sur les petits qui s'ébattaient près du bassin ou un jet d'eau aux couleurs de l'arc-en-ciel murmurait éternellement. Mais l'effroi des gosses, c'était un gros bouledogue qui, attaché à une grosse chaîne, aboyait à tous les vents et les faisait déguerpir. Et la propriétaire pouffait de rire à se rompre les mâchoires devant la peur des enfants. C'était une négresse, cette Mme Lafloufa, une vraie d'Afrique, à la peau noire, luisante, aux cheveux crépus. Maigre, sèche, petite, dans ses robes toujours noires, elle donnait sans cesse des ordres au jardinier: ramasse le papier et les feuilles mortes, arrache la mauvaise herbe, arrose le gazon; et sa parole était un ordre, dur. Les voisins se chuchotaient que celle-là qui criait si fort aujourd'hui était, il n'y a pas longtemps, une esclave achetée, une domestique qui tenait la maison du célibataire Monsieur Lafloufa, un Syrien Chrétien. A la longue, leurs rapports devinrent intimes et elle lui donna une fille: alors ils se marièrent à l'Eglise après qu'elle fut elle-même baptisée chrétienne. Ils eurent encore une petite fille et juste trois ans plus tard, le vieil homme mourut laissant toutes ces maisons en héritage à la négresse et ses filles qui étaient tout à fait son portrait. D'ailleurs celles-là ne se marièrent jamais tellement leur laideur était repoussante et leur caractère rétif. Les gens du voisinage étaient de la haute classe libanaise ou syrienne qui avaient émigré ici après la grande guerre. Riches, instruits, évolués, leurs enfants éduqués à l'école des Frères avec Maurice et Sleman, ils étaient heureux de se revoir et de se fréquenter. Le docteur Gelat, issu d'une de ces familles, resta toujours fidèle aux Mosséri et quand ils se rencontraient ils avaient toujours des choses drôles, comiques ou tragiques à échanger. L'hiver passa tant bien que mal dans cette maison trop fraîche pour Amar, habituée depuis près de six ans à Grand'maison si ensoleillée, si saine à tous les points de vue !

   Il est vrai que toutes les Fêtes réunissaient les trois frères, les enfants et les petits-enfants et Grand-mère. Même Hanoukka et surtout, surtout les vendredis soirs et les Samedis. Oh les samedis ensoleillés d'hiver, ou les samedis frais de l'été! Les hommes se retrouvaient au temple, s'en retournaient ensemble tenant par la main qui son fils, qui sa fille coquettement vêtus! Les autres battant des mains, chantant, assis sur les deux marches de l'entrée Sud, leur faisaient une ovation d'aussi loin qu'ils les apercevaient. C'était alors une course folle à qui arriverait premier dans les bras grand ouverts des pères. Les femmes aussi les avaient rejoints, leurs derniers nés dans les bras. Ensemble elles avaient dressé la table et grand-mère déposait le foul fumant, le beurre, l'oignon d'Italie, les salades: le Kidouch faisait résonner les murs et, tous joyeux répétaient: Amen. Tout le long de la journée la table restait servie: c'était tantôt la Seouda Chelichit, puis Minha, Arbit, Beracat HaMazon. Les enfants grands et petits apprenaient par coeur toutes les prières et suivaient le ton. Après la Havdala chantée par Abram, on s'embrassait avec un au revoir, attendant une bonne semaine nouvelle et de nouveaux espoirs. Mais l'homme propose et Dieu dispose.

   Un soir, après une rude journée de travail, ils rentrèrent ensemble comme d'habitude traversant toute la rue Paradiso et se trouvèrent devant grand'maison par la porte nord: "Entrez" leur proposa Grand-mère assise au seuil de la porte pour prendre le frais, "entrez, le café est prêt." "Non" répondit Sleman "j'ai un peu de vertiges et j'aimerais me reposer chez moi. Allons, Maurice." Abram rentra chez lui après avoir secoué ses bottines jaunes de la poussière des chemins. Les deux autres continuèrent leur route. "Ne remarques-tu pas que Sleman a maigri", dit la mère, parlant à son aîné. Celui-ci la regarda et ne répondit pas, son Doudou venait en trombe dans ses jambes. Le coeur d'une mère pressent tout. Dès l'aube, en pantoufles, grand-mère fit le bout de chemin qui l'amenait chez Sleman: elle voulait savoir comment il allait après les vertiges de la veille. Sa bru, Esther, lui ouvrit: "Mère, c'est vous! Dieu vous envoie: Sleman s'est senti très mal toute la nuit, il brûle de fièvre."      Durant dix jours, il délira, gémit. Les meilleurs médecins du Caire furent appelés en consultations: ils ne pouvaient se prononcer encore. Il fallait attendre que la fièvre tombe. Grand-mère ne le quitta pas de l'oeil. Elle priait en silence: "Ouvre les yeux, mon enfant, regarde-moi, parle-moi, je t'en prie!!" Il essayait de soulever ses lourdes paupières, remuait les lèvres mais aucun son n'en sortait. En changeant ses draps, sa mère essayait de soulever un bras, une jambe, hélas, ils retombaient inertes. Elle n'avait plus besoin de docteur pour le lui dire, elle savait, elle voyait déjà la cruelle l'affreuse chose. Son fils, cet homme si robuste, si sain, si plein de santé il y a à peine deux semaines, son enfant était atteint de paralysie partielle et il n'avait que 28 ans, le chagrin causé par la malheureuse affaire Toussoun le rongeait, l'abattait aujourd'hui en pleine vigueur. La vie des trois familles fut bouleversée: les hommes négligèrent leur travail, les femmes leur maison, leurs enfants. Il fallait sauver Sleman. Aucun effort ne fut épargné. Tous les sacrifices furent acceptés pourvu qu'il y ait une lueur d'espoir… …

 

Décembre 2009

 

CHAPITRE III

 

 

…On le reprit à Grand'maison où, chacun à son tour le veilla tendrement. La patience, le dévouement et le temps eurent raison de la maladie. Sa grande jeunesse, sa volonté de guérir l'aidèrent aussi. Petit à petit, il put prononcer des mots de façon correcte. Il put manger seul assis sur sa couche. Il souriait à la vie, à sa femme tant aimée, à ses petits enfants, il caressait de sa main gauche les boucles blondes de petit Doudou, son petit qui n'avait pas un an. On lui procura une chaise roulante pour qu'il puisse aller seul partout où il le voulait. Il s'asseyait à table avec tous, s'intéressait à tout. Le comptoir et le petit pavillon rouge furent désormais inutiles. Toute sa petite famille s'installa de nouveau dans la chambre d'avant, celle qui donnait sur la souka sous laquelle il nous avait été défendu de jouer de peur de le déranger. Six mois après il put quitter sa chaise, faire quelques pas dans les larges rues ensoleillées appuyé sur Esther sa femme, dont les yeux toujours brillants et limpides brillèrent encore plus d'un éclat de joie. Et puis ce furent de plus longues promenades. Un jour, il arriva appuyé sur sa canne jusqu'aux magasins. On lui fit fête. On ne regretta pas les dépenses si fortes qu'avait coûté sa maladie. On ne regretta pas d'avoir tout négligé pour le sauver mais on le pria, on le supplia de se ménager. Mais lui, lui exigeait une guérison complète, rapide, il voulait rouvrir le comptoir, parler comme les autres, marcher comme les autres. "Mais oui", lui disait-on,"ça viendra, sois seulement plus calme, moins nerveux!"

Nous avions quitté la maison Lafloufa, située du coté Est de la ville, trop loin des magasins et encore plus loin des écoles. La bonne perdait un temps précieux à nous y amener et à nous ramener quatre fois par jour. En face du magasin de mon père, à la rue Mansour, un riche Grec du nom de Valavanis bâtissait de belles maisons de quatre chambres. Un soir en rentrant, papa annonça à ma mère une nouvelle qui la remplit de joie. Elle rêvait depuis longtemps de quelque chose de pareil et meubla la maison magnifiquement: des velours rouges aux pompons or, des tapis moelleux, des lustres. Elle attendait son quatrième bébé. Si tu me donnes un garçon, nous serons quittes: je t'ai donne une maison de luxe, donne moi un garçon. Et ce fut un garçon... un garçon beau comme les fils de rois, les yeux bleus, les joues joufflues et roses, les cheveux blonds. J'avais six ans, ma soeur Marie avait cinq, Camille quatre et David venait de naître en ce matin d'Octobre 1917. Je venais de quitter la maison pour aller à l'école tenant mes soeurettes chacune d'une main, mon esprit trottait à mes cotés et je me disais: "Quand est-ce que je pourrai, moi aussi dire, voila mon petit frère, comme Céline et Henriette, mon Dieu faites que j'aie un petit frère, moi aussi". J'avais, ce matin-là, remarqué la pâleur de ma mère, sa lassitude. En nous habillant elle s'arrêtait un instant, se pinçait les lèvres, adossée à la porte. J'entendis papa lui dire qu'il téléphonait tout de suite au Caire. Il était à peine 7 heures du matin. Quand je rentrais à midi, je trouvais la maison pleine de gens affairés, silencieux. Le moment devait être grave, solennel. "Mama," appelai-je! Chut, chut, me fit tendrement Grand-mère, venez mes chéries, votre mama va vous donner un mignon petit bébé. Un frère? Que Dieu t'entende, mon âme, fit papa. Une nurse, tout de blanc vêtue, entrouvrait la porte de la chambre à coucher, réclamait de l'eau chaude: de faibles gémissements parvenaient à moi. Mama souffre, mama souffre, me disais-je et elle a souffert ainsi, chaque fois que l'une de nous est née. Oh comme je serai sage et bonne désormais! Je l'aiderai toujours et ne ferai que ce qu'elle me dira. Je m'étais collée à la porte, espérant me faufiler dans la chambre à la première occasion. Soudain la porte s'ouvrit, Louna Gadalia née Benvenisti, la jeune accoucheuse, annonça: "Un garçon, c'est un garçon." Mon père sauta à son cou et l'embrassa, elle la porteuse de l'heureuse nouvelle; moi je voulais ma mère, j'étais déjà près d'elle, lui baisant la main. "Mama" fis-je doucement, "mama à présent je dirai comme tout le monde: "J'ai un frère". La nurse était revenue et faisait respirer à ma chère mère des sels: "Allons, Amar, tout s'est bien passé, remets-toi, voyons! Tu pleures?" Des larmes de bonheur coulaient sur ses joues palies. Je serrais un peu plus fort sa chère petite main. "Voilà ton bonhomme" fit Louna Benvenisti en lui mettant son poupon dans les bras. Je sortais de la chambre en chantant: "J'ai un petit frère, j'ai un petit frère." Toute la maison chanta. Toute la famille, oncles, tantes, cousins, cousines ne continrent pas leur joie. Grand-mère annonça: Celui-là, c'est le vrai David Mosséri, fils de Louna et Maurice. Il sera le vrai portrait de son Grand-père. Puisse-t-il être bon, honnête, droit comme lui! Puisse-t-il nous porter  à tous bonheur, santé et paix dans nos maisons. Elle pensait à son fils Sleman qui n'était pas tout à fait remis. Mais les joies redonnent des forces, des espérances. L'oncle abandonna tout à fait sa grosse canne, il monta tout seul notre escalier pour souhaiter à ma mère Mazal Tov et venir voir le nouveau né. Il rayonnait de joie, son beau visage viril était comme illuminé quand il chanta lui-même le Zohar. Il avait une voix juste et tout le monde l'écoutait, ravi. Il y eut beaucoup de personnes ce soir-là et le soir suivant. L'entrée de la maison était illuminée de guirlandes d'ampoules aux mille couleurs, des drapeaux de toutes les nations flottaient au gré du vent. Du sable doré et fin craquait sous nos chaussures nouvelles et dans la cour attenante à la maison, la musique jouait les airs les plus joyeux en recevant les invités. Mon grand-père maternel Nono Bekhor, un homme en pleine force, les yeux châtains rieurs sous la moustache fine arriva deux jours plus tôt avec toutes ses batteries de marmitons, cuisiniers, serveurs au caftan blanc ceinture de rouge et il dressa son quartier général sur la terrasse. Sur celle-ci, clôturée de tentes aux mille couleurs, illuminée par de grandes lampes à  pétrole ronronnantes, l'on vit se dresser en rectangles des tables aux nappes immaculées, portant des services en porcelaine française, des gobelets de cristal, des cuillers, des fourchettes, des couteaux au manche d'argent ciselé aux initiales de grand-père B.N.S. Tout arriva prêt des cuisines de Nono. On prépara pour sa fille du meilleur et en abondance. Je savais, je sentais que mama avait une place exceptionnelle dans le coeur de son père. Il voulait la combler. Il lui connaissait des valeurs bien  à elle: son intelligence, sa facilité d'adaptation  à la vie et aux gens. Surtout il avait remarqué son évolution au contact des personnes rencontrées à Grand'maison. Elle, qui souffrait des intestins, des yeux, et qui était si délicate de santé avant son mariage il l'avait vue s'épanouir au grand air de Helouan, tendrement aimée par sa belle-mère et ses belles-soeurs. Il voulut donc que tout soit parfait ce jour-la en signe de bonté et de reconnaissance envers tous. Maman cousait habilement les plus belles robes: je me revois, en cette belle fête, habillées mes soeurettes et moi, de soie indienne rose finement plissée, des rubans de satin dans les cheveux, des bottines de chamois blanc aux pieds. Elle savait prévoir les choses, et ne manquait aucune occasion de nous vêtir comme les plus riches enfants de la ville. Aussi ses yeux brillèrent-ils d'une joie toute particulière quand le jour du Brit Mila elle reçu des éloges de tous, pour son bon goût dans la tenue de sa maison, l'habillement et l'éducation de ses filles. Petit à petit le flot de visiteurs s'écoula. La nuit venue, les boucles blondes qui me couvraient le dos étaient défaites; mes soeurs et moi dormions debout dans nos beaux vêtements. Hamida, la bonne, eut pitié de nous, nous déshabilla en hâte et nous mit au lit: le lendemain à mon réveil la maison était vide, silencieuse et tout était rentré dans 1'ordre. Il parait que jusqu'au petit jour, on avait nettoyé, astiqué, battu des tapis. Les domestiques de Nono avaient tout remis en ordre: le salon reluisait de propreté. Avais-je donc simplement rêvé tout ce qui s'était passé la veille et l'avant veille? Une crainte m'envahit! Mais non, des vagissements de bébé me parvinrent et me prouvèrent bel et bien que tout ceci était réalité! Et la preuve, voilà... J'avais un petit frère et quel frère. Jamais au monde un enfant ne fut aussi ardemment désiré et, par conséquent, aussi ardemment aimé, dorloté!... Grand-mère restée avec nous, préparait notre petit déjeuner. Elle ne permit point à ma mère de quitter son lit: Non, ma fille, fit-elle doucement, repose-toi, mange bien pour bien nourrir ton bébé; ces deux premières semaines sont primordiales pour ta santé intime. Ne te soucie de rien, je suis là. Elle était là! Elle était là! Et c'était pour moi fête tous les jours et tous les jours fête! Et puis l'oncle Sleman allait tout à fait bien, il n'avait plus besoin d'elle. Il avait rouvert son comptoir et mon oncle Abram et mon père le priaient de ne pas faire de ses affaires un trop vaste mouvement. Mais Sleman était trop actif, trop nerveux. Il se permit même de voyager, seul, par le train, de Helouan au Caire.

Il rendait visite à ses soeurs, toutes les trois mariées et heureuses de le revoir complètement rétabli. Il allait d'un ami à l'autre, d'un cousin à l'autre, remercier ceux que sa maladie avait tant préoccupés. Sa maladie Heu! Heu! C'était un vilain cauchemar, un rêve lointain qui s'était fondu, dissipé à jamais! Jamais il n'avait été mieux portant. La ville grouillait d'étrangers venus des quatre coins du monde. On était loin de la guerre et ses misères, ici, sur cette terre de prospérité et de soleil. Tout allait trop bien: mon papa avait l'air comblé, le Samedi, après le temple et le Kidouch, il nous amenait respirer l'air pur de l'est dans les grands jardins dessinés par un Français. Au fond de la ville, sur une colline rocheuse, s'élevait, majestueux, le plus grand Hôtel d'Egypte, le El Hayat. Une installation des plus modernes, des meubles trop riches, des statues en marbre ornaient ces pelouses à perte de vue dans un décor inouï. Les curieux venaient nombreux voir ces choses sorties, tout d'un coup, comme sous un coup de baguette magique. Ainsi nous approchions de Hanoukka car Novembre avait déjà fui et Décembre s'écoulait déjà. Mais bonheur suprême, ce n'était pas seulement Hanoukka que nous attendions mais les vacances de Noël et celles du Jour de l'An !  Pensez donc, quinze grands et longs jours, sans aller en classe, dormir chez Grand-mère, dormir dans sa chambre, dans son grand lit, se lever le matin et la trouver là !  Et puis, chaque matin nous réservait une surprise! Et toute la bande de nouveau réunie, cousins, cousines, de nouveau riant pour un rien, se disputant pour un rien, piaillant, se réconciliant et se fâchant tous ensemble dans la chaude clarté de Grand'maison. Assis en rond autour de la tableia, elle nous servait tous à la fois une douce "bélila": ces écuelles de grains de blé bien cuits, savoureux, onctueux et chauds. Elle nous tendait les tartines au beurre frais naturel pour ne jamais tousser. Nous, tousser, être malades? Etait-ce possible tant que tu es là Grand-mère, tant que tu as tellement l'oeil sur eux, soucieuse de leur bien-être!!! Nous courions, tous dehors, comme des fous, les cheveux au vent et les joues en feu dans la cour inférieure, la Nokra, où personne ne viendrait déranger nos jeux, ni gens ni bêtes. Parfois nous entrions nous reposer dans la chambre en fer. Cette chambre avait été creusée à même le roc et avait, pour murs, le roc même. Au plafond, tout en haut une large lucarne à barreaux de fer très serrés, nous permettait de voir de la cour supérieure ce qui se passait dans la chambre. Quand la lourde porte en fer fermait la chambre, tout y était complètement noir. Et nous nous imaginions alors que cette chambre avait été, une fois, une prison où autrefois des voleurs ou des gens méchants, attachés à de lourdes chaînes, avaient été enfermés sans boire ni manger. Soudain, une frousse nous prenait, et nous sortions tous, nous bousculant, au dehors, heureux d'être libres dans le grand soleil. Alors entre les ronces et les épines qui remplissaient la cour, nous allions à la poursuite de grands papillons blancs, si grands et si blancs que nous nous imaginions que c'était des âmes revenues sur terre. Mais les abeilles, les grosses abeilles jaunes et noires, rodaient, elles aussi, autour des dattiers chargés de lourds fruits mielleux. Que de fois une piqûre cuisante interrompait tout d'un coup nos jeux. Il fallait alors chercher un bon morceau de boue noire, bien fraîche, humide et, après avoir retiré l'aiguillon criminel, l'étendre sur la chair tendre et douloureuse. Une demi-heure après, tout était oublié ! Sagement installés sur le rebord de la chambre de fer, les jambes pendantes en l'air, nous jouions à l'écho; la cour inférieure était immense, fermée de trois cotés par de très hautes murailles. Elle était accessible seulement par Grand'maison; assis sur le sable, la main en cornet devant la bouche, chacun de nous criait son nom, le plus fort possible. Après un temps de pause, l'écho nous renvoyait de façon la plus claire, notre nom. Ce jeu se poursuivait des heures sans nous lasser! Nous voulions entendre encore et encore cette voix, qui n'était pas la nôtre, répéter ce que nous venions de dire, méchanceté ou gentillesse. Elle nous émerveillait et nous rendait fidèlement ce que nous lui criions: Qui crois-tu que c'est, demandait le frère de Céline? Un vilain garçon farceur? Mais Céline âgée de 7 ans savait beaucoup de choses et elle apprenait au petit Doudou que c'était l'écho. "Mais qu'est-ce que c'est l'écho?" demandait Emile, entêtée. "Viens, venez tous chez Louna, elle saura vous expliquer." Car Louna, la fille aînée de l'oncle Abram, Louna était une grande savante: elle venait de finir son certificat d'études primaires et secondaires. Elle n'avait que 12 ans mais elle était si savante qu'elle connaissait par coeur tout le dictionnaire Larousse. Nous pouvions ouvrir n'importe quelle page, la questionner sur n'importe quel mot: elle savait donner la signification exacte, tout comme le livre. Et en plus une autre explication, une que nous puissions comprendre, nous, les petits. Et tous nous nous retrouvions assis autour d'elle, buvant ses paroles. Nous apprenions des choses merveilleuses!! Elle avait l'air d'un ange du ciel. D'une beauté doucement rayonnante, d'une patience à toute épreuve, elle avait une réponse et une caresse pour chacun de nous. Tout d'un coup, arrivait en trombe, le grand Doudou, le frère de Louna, d'Henriette et d'Emile. D'un coup de pied, il nous ramenait sur terre. Nous touchions nos fesses douloureuses car il avait su nous atteindre tous. Nous avions à nous défendre contre cet intrus batailleur qui nous cherchait toujours querelle, nous les plus petites et les plus petits. "Venez tous," ordonnait-il, "et vite, fainéants, bons a rien, vite bougez, ramassez-moi le plus grand nombre possible de grosses pierres, je veux construire une grosse tour, là-haut, pour surveiller les bédouins de l'autre coté de la muraille. Ils viennent nous voler nos dattes. Ce soir il faut que la tour soit prête, et ils verront alors ce qui leur arrivera !!!" Malheur à celui qui ne se pressait pas de faire exactement ce qu'il exigeait: les coups pleuvaient sur sa tête, ses jambes, son dos. Nous nous échappions, un à un, sans bruit, révoltés par ses exigences, faisant mine de chercher au loin les pierres.

Se rendant compte de notre retraite soudaine, il nous poursuivait jusque dans la maison son fouet à la main. Mais à nos cris, arrivait grand-mère, elle savait que seul Doudou avait pu provoquer un tel branle-bas, et, elle seule, savait le dompter du geste et du regard...

Janvier, Février, Mars, voila Pourim. L'air embaumé du parfum des fleurs d'orangers, les senteurs du printemps emplissent la brise du soir. Un sang jeune courait en nos veines, précurseur de forces, lourd de promesses. Demain, disait Grand-mère à ses brus, nous mettrons un peu d'ordre dans le dépôt car Abram a commandé les nouvelles graines de la saison: Abram était une sorte d'économe de la Grand'maison et il savait exactement en quoi consistait la consommation des trois familles. Personne ne lui disait jamais ce qu'il devait acheter. Il dressait une liste, faisait son compte. Sa mère lui remettait l'argent,  à ce fidèle associé de ses vieux jours,  à ce fils bien-aimé qui l'avait toujours secondée dès sa plus tendre enfance, et il revenait du Caire, juché sur une charrette à  coté du charretier, le mouchoir en triangle sur le col de son veston, les yeux protégés par de grosses lunettes noires sous la large casquette a rebord noir, il revenait et Sayed ouvrait tout grand le lourd portail de fer. La serrure grinçait elle aussi en ouvrant le dépôt duquel s'échappaient mille odeurs entremêlées: l'oignon, là-haut épars, sur une étagère de bois, l'ail nouveau, toutes les épices fortes rangées dans des boites de métal, les sacs de lentilles, de fèves, de haricots, les sacs de sucre, en double jute blanche, immaculée, ceux de riz sagement appuyés contre le mur et les bidons d'huile française en triple rang, l'un sur l'autre, pour ne pas prendre trop de place. Sayed s'épongeait le front du revers de sa galabieh: Sidi Abram s'est bien fatigué, disait-il, a transporter tout cela de si loin. Mais Abram était heureux, il avait tout apporté, tout, et aux meilleurs prix. Il serait désormais tranquille pour toute une année, la maison et les trois familles auraient de tout en abondance. Le cheval avait fini sa ration d'avoine, le charretier largement payé s'en allait déjà et l'oncle Abram d'un pas alerte rentrait à la maison où l'attendait une bonne tasse de café et le sourire de sa mère. "Alors, on se réunit demain pour le nettoyage du riz?" "Mais oui", répondaient les brus, "bien sur…tab'an !...". La semaine d'après, c'était le blanchissage à la chaux de toutes les chambres en rose; les salons étaient passés au beige et la cuisine au blanc pour être claire. La semaine d'après, il fallait nettoyer un peu d'ustensiles hametz et les mettre de coté après les avoir enveloppés dans de beaux linges anciens bien propres, pour ne pas avoir trop d'ouvrage à la dernière minute. Il fallait aussi dresser la liste des Matzots, des fruits secs, de la noix de coco et tout partager en trois; je vivais moitié chez grand-mère, moitié chez ma maman, heureuse entre elles, que je chérissais et qui me chérissaient. Doudou, mon petit frère, riait de toutes ses dents quand je le chatouillais sous le menton. Mon univers était rayonnant, comblé. Mais l'homme propose et Dieu dispose et nul ne voyait l'orage qui allait cruellement s'abattre sur nos familles: dix jours avant Paques, l'oncle Sleman eut une seconde attaque de coeur. Cette fois, les meilleurs médecins n'y purent rien. Il rendit son dernier soupir dans les bras de sa pauvre mère. Stupéfaite, meurtrie, folle de douleur, ne croyant pas à ce qui venait d'arriver, elle cria vers Dieu: "Seigneur, est-ce possible que je vive moi après Sleman, mon enfant, est-ce possible? Seigneur, si vous êtes vraiment un Dieu de Justice et de Bonté, ayez pitié de moi, prenez-moi, rappelez vers vous mon âme puisque vous avez rappelé à Vous celle de mon fils." Elle se jeta sur le corps de son bien-aimé pour lui donner un dernier baiser: elle ne se releva plus. Le Créateur lui avait accordé ce qu'elle avait demandé et déjà, elle avait rejoint son enfant dans l'au-delà. Nous étions tous à l'école quand cela arriva: ni nos maîtresses, ni personne, ne crut qu'une chose pareille soit possible. On nous ramena tous chez moi, chez ma chère mère, tous les enfants de l'oncle Sleman et ceux de l'oncle Abram. Hamida, la bonne, nous garda enfermés pendant trois jours pour ne pas voir ni entendre ce qui se passait à Grand'maison. Mama faisait de courtes apparitions pour allaiter mon petit frère et s'enfuyait, pâle, sans nous regarder, sans nous dire un mot. J'avais presque 7 ans et j'essayais de comprendre, de chercher ! Louna passa voir ses frères et soeurs. Par les petits gestes et les petits mots échangés à la dérobée entre elle et Hamida, j'appris des choses qui me firent très, très mal ! Durant de longues années, on ne parla dans toute la ville que de cette affreuse tragédie. Durant de longues nuits, mon pauvre papa pleura, gémit. Il reçut un choc nerveux dont il ne se remit jamais: la perte cruelle de ces deux êtres chéris l'ébranla  à un point que les docteurs craignirent le pire. Il fut hospitalisé le jour même au Sanatorium du Docteur Glanz et n'assista pas aux funérailles. Aucune plume, aucune bouche ne pourra jamais décrire ce que furent ces funérailles, ce que fut ce deuil. Les deux disparus furent placés dans le même caveau: les Grands Rabbins avaient décidé que si Dieu dans Sa Divine Bonté, n'a point voulu les séparer dans la vie, il ne fallait pas les séparer dans la mort. La douleur fut à son comble quand Céline et David rentrèrent chez eux et demandèrent ou était leur père ! Pauvre Tante, pauvre veuve de 25 ans... Plus belle dans ses voiles noirs que dans sa robe d'épousée. Il n'y eut plus de fêtes, plus de Paques, plus de joies pendant de longues années! J'errais de chambre en chambre dans Grand'maison, cherchant Grand-mère, cherchant un de ses châles, un de ses mouchoirs, une de ses pantoufles. J'ouvrais toutes les armoires, espérant trouver un de ses objets, des choses qui lui appartenaient et qui par leur toucher, leur odeur, me parleraient d'elle. Rien, rien, rien ! Je m'enfuyais sanglotant pour la première fois, et, pour la première fois, me rendant compte que je ne reverrais jamais, jamais Grand-mère!!! Mais son image était gravée dans mon cœur !!!

Viens, mon enfant, viens, viens tout près de moi

Tout près, plus près, encore

Joins doucement les mains comme pour la prière

Et ne t'en surprends pas

Les hommes de la terre

Pour croire à une chose, doivent la voir, ici-bas.

Et moi, je crois en Lui, quand même ne Le vois pas.

 

 

 

CE LIVRE EST EN COURS D’IMPRESSION ET VOUS TROUVEREZ ICI TOUS LES DETAILS POUR LE COMMANDER DES QU’IL SERA PRËT A LA VENTE.

 

 

 

 

Pourquoi ce site ?    Le Courrier des lecteurs   Les envois des lecteurs    Le coin de la poésie   Les cahiers de Mimi   Le coin de l’humour

 

Le Chemin de la Sagesse et du Bonheur          L’Univers du Rêve         Les Nourritures Temporelles      L’Egypte que j’ai connue  

    

Faisons connaissance    De Fil en Aiguille, A Bâtons Rompus    Kan ya ma kan    L’étreinte du passé   témoignages & Souvenirs     

 

Si-Berto m’était conté    timbres poste d’Egypte     Le mot du rédacteur      Sites Internet     Me contacter

 

Retour à la page d’accueil